Pour des raisons encore inconnues de moi au moment où j’écris cet article une émotion, indéfinissable mais forte, s’est emparée de moi en ce jour de commémoration de l’épopée, de la bravoure au sacrifice, de tant de combattants, de tant de nations, pour libérer la France, l’Europe, et leurs peuples de la barbarie sauvage, sadique, inhumaine, féroce, sanguinaire que certains des descendants de Goethe, de Dante et de Cervantes ont infligé au monde et, tout spécialement au monde des « sous hommes », juifs, malades mentaux, homosexuels, migrants de tous ordres, maçons, arméniens, communistes, et dès qu’ils agirent, résistants, les résistants qui ont sauvé, avec les Français Libres, l’honneur de notre pays et sa République. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.
En juin 1944 je n’avais pas encore cinq ans. Ce que je connais des années précédentes se résume à un ensemble indistinct de souvenirs incertains, de récits familiaux modestes, ténus et retenus, de quelques documents qui ont survécu au désastre. Mais je sais et ressens encore aujourd’hui que ce furent des années sans joie, et peut être sans espérance. Naître quelques courtes semaines après la déclaration de guerre du 3 septembre 1939 ne fût déjà pas de bon augure. Après la débâcle et l’occupation de la zone « nord », les habitants de la zone « sud »,encore épargnée, vivaient cependant dans l’intranquillité, et ceux que visaient les lois ou décrets mortels du « Reich » ou de Vichy dans l’angoisse. L’histoire n’allait pas tarder à donner une effrayante et tragique réalité à ces tourments. Le 11 novembre 1942 Hitler ordonna l’occupation de cette partie de notre pays jusqu’alors en partie préservée. La vraie guerre, y compris pour l’enfant que j’étais, commençait.L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.
Jusqu’alors j’avais vécu, fils unique avec mes parents dans un minuscule appartement situé au dessus de leur commerce, dans le joli centre ville de notre cité provinciale. Mon père, pourtant ingénieur chimiste, mais citoyen polonais tout récemment naturalisé français, n’avait pas été autorisé jusqu’alors à exercer la profession pour laquelle l’université ( le prix Nobel Paul Sabatier) l’avait qualifié. Dès l’instant de l’invasion de la zone « libre » la persécution de ceux qui étaient différents (immigrés, couleur de peau, appartenances religieuses , références politiques, philosophiques, idéologiques), de ceux qui aimaient la liberté et de tant d’autres, débuta, dans la violence, implacable, des troupes d’occupation et de leurs unités spéciales avec l’aide complice, empressée et terriblement efficace des autorités de Vichy et des hommes de main, en uniforme ou pas, qui les servaient, dans la servilité et la haine (parfois aussi dans leurs intérêts immédiats). L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.
Il fallait donc échapper aux pièges mortels qui menaçaient nos vies de proies désignées par les bourreaux triomphants et dans la plus urgente urgence. Un mot de mon père à l’époque (souvenir?, plutôt récit rapporté): » tu vois, ce chien errant, affamé, dans la rue, il est moins malheureux que nous ». Rien n’avait vraiment été préparé pour faire face à la catastrophe qui s’abattit en quelques jours sur les victimes à venir. Mon père partit, avec l’aide intéressée d’un passeur, par les Pyrénées, rejoindre De Gaulle, au Maroc, une escapade qui lui valut quelques mois de prison chez Franco, avant que les Etats Unis De Franklin D. Roosevelt ne rachètent tous ces prisonniers; il rallia alors la France Libre. Ma mère, française, et moi devions le rejoindre mais cela, pour des raisons qui m’échappent encore, ne fut pas possible. Maman organisa donc notre survie dans ce monde dangereux, pire, terrifiant en ce que nos pires ennemis étaient justement les autorités, le fameux Etat Français qui substitua à son devoir essentiel de protection de sa population, la persécution avec un zèle anticipateur allant plus vite et plus loin que ne le demandait le commandement des troupes ennemies qui occupaient notre pays. Un bref rappel historique s’impose pour ceux qui ignorent ou oublient: loi du 22 juillet 1940 de dénaturalisation, appliquée à mon père, statut des juifs du 3 octobre 1940 interdisant l’exercice de nombreuses professions, loi du 4 octobre 1940 permettant d’enfermer les « ressortissants étrangers de race juive » dans des camps d’internement, loi du 7 octobre 1940 abolissant le Décret Crémieux accordant la nationalité française aux juifs d’Algérie, création le 29 mars 1941 du Commissariat général aux questions juives (Xavier Vallat), loi du 2 juin 1941 sur le statut vichyste des juifs autorisant les préfets à prononcer l’internement administratif des juifs français, ordonnance du 29 mai 1942 imposant le port de l’étoile jaune, loi du 11 décembre 1942 imposant aux juifs de faire apposer la mention « Juif » sur leur carte d’identité…Les outils administratifs étaient prêts, la chasse pouvait commencer qui conduisit les malheureux vers les camps de concentration, puis après la décision allemande de la « solution finale », vers les camps d’extermination. Le petit garçon que j’étais ignorait tout cela mais comprit immédiatement que désormais il fallait se cacher pour échapper à la traque. A Paris la « rafle du Vel’d’Hiv » ordonnée par les allemands mais opérée par la police française avait eu lieu les 16 et 17 juillet 1942 et Brasillach de commenter « n’oubliez pas les petits ». Je suis naturellement bien conscient du caractère auto anxiolytique de cette revue documentaire, pour me permettre de conjurer la reviviscence des émotions de cette enfance. Pour autant,l’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien ,en ce jour J, comme en tous les autres.
Ce qui suivit pour moi associa la peur de tous les instants à un sentiment injustifié d’abandon.
La peur, je n’en connaissais pas le nom mais toutes les heures, celles de la nuit comme celles du jour, de ma vie de ces années terribles étaient habitées par elle. Ni la raison, ni les risques encourus ne m’apparaissaient clairement, mais je devinais instinctivement, comme un animal, qu’il fallait disparaitre pour survivre. Ma mère, dans son amour protecteur et sûr,trouva un refuge pour l’enfant proscrit que j’étais dans une famille patricienne de grands intellectuels toulousains, ceux que plus tard on honorera du nom si beau de « justes dans les nations ». Cet homme, sénateur de la République et doyen de la Faculté des lettres, et sa femme acceptèrent de recevoir et de cacher le petit juif, au péril de leurs vie, dans leur maison. Pour plus de sécurité je fus installé dans la pièce du sous sol où la gouvernante de cette auguste maison officiait; un vasistas, au ras du trottoir offrait une maigre lumière. On me raconta plus tard que je passais mes journées à faire des paquets, cartons et bouts de ficelle, pour « papa et maman » et que je réclamais leur présence; de mes nuits je ne sais rien sauf qu’aujourd’hui encore elles sont difficiles. Mais l’image de cette femme du sous sol, plutôt âgée, ronde et généreuse, apaisante, habite toujours mon imaginaire. Les si bienveillants et courageux maitres de maison me recevaient, une fois par semaine, à l’étage noble pour le déjeuner et une promenade, très surveillée, dans le jardin intérieur. Nul ne devait, jamais, voir ce garçonnet inconnu et suspect. Mon souvenir le plus saillant est celui de l’impressionnante bibliothèque de cet homme émérite, dont je raconterai plus tard le destin exceptionnel. Cet amour des livres sera décisif dans ma vie, et la maison où je vis depuis plus de quarante années est habitée aussi par des milliers d’ouvrages, de l’édition rare pour bibliophiles à d’innombrables livres de poche. Ma mère, elle même en immense danger, courrait de planques en planques, et au péril de sa vie, me rendait quelques visites clandestines et furtives autant qu’il était possible. De mon père, aucune nouvelle de sa vie ou de sa mort pendant des mois. Plus tard, la tragédie achevée, la sécurité et la liberté retrouvées, je rendis si souvent visite, le coeur plein de gratitude et d’émotions à mes sauveurs, sans vraiment connaître pendant des années, le rôle précis, si exposé et décisif, qui fut le leur dans ma survie. Un immense respect pour eux, pour ma mère, et aussi pour mon père, pour le génie plein de bravoure qui dirigea leurs décisions pour tenter, avec succès finalement, de sauver la vie de leur enfant et aussi celles des parents dont cet enfant avaient si intensément besoin, ont construit ma vie de petit d’homme, puis d’homme. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.
L’abandon, je le ressentis cruellement, mais ce vécu douloureux n’avait aucune réalité ni légitimité. Ma mère, comme mon père, luttaient si difficilement pour échapper aux griffes du monstre mais, plus encore, pour me protéger et prendre soin de leur fils désorienté. Mon père se sauva, et nous sauva, en rejoignant les Forces Françaises Libres, et en veillant sur nous depuis le Maroc où il trouva refuge et opportunité de servir la France. Ma mère, cachée chez des amis magnifiquement courageux, prit des risques inouïs pour me rendre des visites aussi fréquentes que possible, malgré les rafles. Il faut comprendre son dilemme: venir me voir au danger de sa capture puis de sa disparition, me laissant orphelin en des mains certes bienveillantes mais étrangères, ou se terrer me livrant à la solitude et à déprivation d’affection qu’un jeune enfant attend de ses, son, parent. Elle choisit d’affronter le danger, avec sa témérité, son courage mais aussi, autant qu’il était possible, sa sagesse dans ses déplacements clandestins. Cela je ne le compris que plus tard. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.
Toutefois elle éprouva qu’une telle situation ne pouvait s’éterniser, ni pour mes hôtes si valeureux, ni pour moi, ni, accessoirement, pour elle. Par je ne sais quelle complicité elle trouva à la campagne, dans une commune de la périphérie de Toulouse portant le nom de Bérat, une famille rurale de braves (à tous les sens du terme) gens, agriculteurs probablement socialistes ou radicaux socialistes à la mode du sud ouest, qui acceptèrent de nous accueillir clandestinement (peut être contre dédommagement). Du fond de cette ruralité nous étions dissimulés et très vite réfugiés dans la grange ou le grenier dès qu’un bruit de moteur se faisait entendre. Les voisins étaient loin et nous vécûmes quelques mois ou plus dans ce havre en apparence paisible. Avant ou après cette période il y eût quelques autres mois de clandestinité à proximité d’Agen, pendant un hiver terrible où nous nous régalions dans l’obscurité ( la cachette) de rutabagas et de topinambours avec nos mains tristement gantées de morceaux de laine (la température n’atteignit que rarement, au plus haut, les moins cinq degrés selon ce que l’on me rapporta plus tard ). Pour autant Maman, avec qui j’étais enfin me rapporta que je ne fus jamais souffrant, bien heureusement car il était hors de question de sortir de notre repaire pour consulter. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.
Les mois, les années passèrent, comme pour tous les peuples d’Europe, ceux qui portaient les bottes comme ceux qui les subissaient et résistaient. Le malheur n’était pas une idée neuve mais il se trouvait bien là. Les crimes des uns, le martyre des autres retiraient à ce continent des Lumières sa clarté et le plongeait dans l’obscurité du sadisme déchainé, des pulsions mortifères non seulement incontrôlées, mais plus encore orientées méthodiquement vers les cibles des lépreux que, de tous temps, les hommes (est-ce le bon substantif?) avait désignées. Mais dans ces malheurs généralisés la maman et le petit garçon survivaient, intranquilles, mais survivaient. Pourtant le ciel s’éclaircit petit à petit: des lettres du père arrivèrent, par je ne sais quel prodige, et nous summes qu’il était vivant, au Maroc; des victoires à l’est, des débarquements au sud et au nord annoncèrent la libération, des bombardements la préparèrent. Il fallut se terrer à nouveau mais cette fois ci l’espérance l’emportait sur l’angoisse. Les bombardements des alliés embrasèrent le ciel de Toulouse, ce que je vis de mon observatoire clandestin dans ma campagne salvatrice. La division SS Das Reich rodait et commettait des crimes indicibles dans notre région, ce que je ne sus que plus tard, les résistants traquaient, à leur tour, les troupes ennemies et les représailles suivaient. Mais la Libération était en marche, ce que je ressentais confusément. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien, en ce jour J, comme en tous les autres.
La suite fut tellement plus heureuse; certes le pays était en ruine, peut être moi aussi. Mais le temps de la reconstruction était enfin arrivé, pour tous, en dépit, ou mieux en raison des deuils innombrables et des souffrances indicibles de toute l’Europe et bien au delà. Pour moi le père était revenu, la famille nucléaire enfin reconstituée, la vie sans la peur quotidienne et dans la liberté nous offrait un présent et un futur. Je n’avais pas connu le sang, et peut être pas davantage les larmes, mais l’expérience des séparations incompréhensibles et de la privation de liberté m’avait marqué pour toujours. J’avais appris définitivement qu’il n’existe pas de bien plus précieux que cela, la liberté, les libertés, l’indépendance, l’autonomie, ne pas accepter de subir. Il me faudra des années, bien des années, pour comprendre qu’atteindre cette félicité imposait aussitôt un devoir: ne priver quiconque de ses libertés, ne jamais faire subir. Peut être mes choix professionnels furent-ils inspirés par cette évidence, cette urgente nécessité: je n’ai jamais compris que mes exercices de la médecine, de la psychiatrie, de la psychanalyse, de l’enseignement, de la recherche, de l’édition puissent avoir d’autre but que de conduire patients, étudiants, collègues, auteurs, sur les chemins de leurs libertés, personnelles et sociales. En cet automne de ma vie je ne mesure pas si je suis parvenu à atteindre cet objectif, mais je sais que je produis cet effort et que je continuerai, et jusqu’au dernier souffle. « Il faut imaginer Sisyphe heureux » nous rappelle Camus. La vie, malgré les absurdités souvent tragiques du destin, mérite d’être vécue. Plus encore il appartient à chacun de nous de mériter la vie, sa vie et de l’enrichir des sens que notre histoire nous a enseignés et qu’il nous appartient de défendre et de transmettre. je ne connais pas de plus noble tâche, au service du vivant.
Et c’est ainsi que je puis exprimer: « l’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien de ces douloureux souvenirs mais a voulu et veux et voudra vivre et transmettre son amour de la vie vécue et de la liberté libre ».