Archives mensuelles : avril 2018

Faim et soif/ Guerre et barbarie/Liberté et dignité/ Migrants et réfugiés

Je suis né à Toulouse, le 1er octobre 1939, d’un père lui même né en Pologne en 1906, migrant « universitaire » (il était venu étudier la chimie à Toulouse, dans les années 20, auprès de Paul Sabatier, prix Nobel), et d’une mère, née à Paris en 1915, mais elle même fille de réfugiés  russes rejoignant la  » Patrie des Droits de l’Homme » à Paris, au début du XXème siècle, pour échapper aux pogroms ordinaires et réitérés en Russie. Cette filiation ne me donne aucune légitimité particulière pour m’exprimer sur la tragédie planétaire, sans doute à ses débuts, que vivent celles et ceux qui risquent leur vie pour échapper à la barbarie, à la faim et la soif, aux désordres économiques illimités de la dérégulation planétaire et bientôt aux ravages environnementaux nés de la folie des hommes.

Pas davantage je ne puis m’autoriser des cinq premières années de ma vie d’enfant, caché, chassé et pourchassé dans un pays, notre France, souillée par l’État français de Pétain, et dans notre Europe gangrenée et déshonorée par le nazisme longuement triomphant. J’ai en effet infiniment moins souffert que ces êtres humains innombrables, qui à l’époque périrent dans les camps ce concentration puis d’extermination et que ceux qui aujourd’hui  errent sur les continents, et, pour les plus chanceux, échappent à la noyade, à la congélation dans les montagnes, ou dans les camions réfrigérés ou dans les soutes d’avions qu’ils empruntent, puis aux contrôles douaniers, policiers ou militaires. Faut-il une dose de détresse infinie, de désespoir absolu pour risquer ainsi sa vie cent fois en essayant de la sauver et de trouver les chemins de la liberté et de la dignité!

Fils d »immigrés, mais aussi père d’une immigrée, ma plus jeune fille, née à Haïti en 2000 et adoptée en 2002, qui m’apporte tous les jours la preuve que le pire peut être évité en même temps qu’elle m’offre le meilleur et représente pour moi un soleil d’automne.

Donc, aucune justification singulière à m’exprimer mais peut-être, sans doute, une sensibilité intime qui m’impose de ne pas demeurer silencieux, et donc complice, face aux maltraitances  inqualifiables  infligées à ces malheureux que leurs infortunes, le plus souvent tragiques, condamnent à errer sur la planète. Je n’entends ni me lamenter ni gémir mais je ne suis pas assuré, plus je pense, plus j’apprends, plus je cherche, d’éviter la colère et l’indignation. Je dois au moins cela à ceux qui subissent la mort, la prison, l’errance pour protéger leur vie et le respect qui est dû à tout être humain, et d’autant plus qu’il se trouve dans les désastres humains et des catastrophes planétaires infligés par d’autres hommes.

Je ne souhaite pas davantage entrer dans une polémique politicienne ni me limiter à évaluer l’action des gouvernements successifs de notre pays  ou de l’Europe ou d’ailleurs. Simplement partager avec vous ce que mes lectures, mes recherches sur les études les plus récentes et documentées m’ont permis de comprendre des faits bruts (bien éloignés de ce qui circule dans les réseaux sociaux, certains médias et aussi, hélas, dans tels discours politiques). Il y a, en effet, ceux qui soit utilisent la complexité du phénomène migratoire pour mieux rejeter les migrants et flatter les inclinations xénophobes et racistes de leur électorat ou de leur clientèle, et à l’inverse ceux qui, éloignés du pouvoir et de l’action politique, exploitent ce malheur absolu pour se parer des atours de la grandeur d’âme et de l’altruisme en prônant des solutions et des méthodes irréelles (accueillir immédiatement et sans condition tous les demandeurs)). Aux antipodes de ces postures malhonnêtes qui, toutes, se servent honteusement des migrants, ma totale sympathie va à celles et ceux qui servent, ou tentent de servir, les migrants: ainsi les humanitaires de l’Aquarius ( désormais le seul navire actif de sauvetage en Méditerranée centrale depuis que les autorités italiennes ont saisi le navire Open Arms de l’ONG espagnole Pro Activa) qui depuis deux ans secourent les naufragés en Méditerranée (ou repêchent les noyés, innombrables cadavres), les montagnards des Alpes  qui favorisent les passages clandestins ou les associations du Calaisis qui inlassablement assistent celles et ceux qui veulent ou rejoindre leurs proches ou un travail possible en Grande Bretagne (et qui sont traités, par toutes les autorités, de manière inhumaine et indigne). La solidarité et l’hospitalité sont par définition de magnifiques qualités humaines, les qualifier de délit serait (est déjà) une forfaiture. Je m’explique:

– « le délit de solidarité » n’existe pas en tant que tel, aucun texte de loi ne mentionne ce terme, mais il fait référence au code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda, article L622-1) daté de 1945. Ce texte dispose que « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour d’un étranger en France » encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende ». Initialement prévu pour lutter contre les réseaux clandestins de passeurs et de trafic humain cet article s’est récemment éloigné de cet objectif respectable pour réprimer  des bénévoles venant en aide à des migrants (toutefois une réécriture de décembre 2012 élargit sensiblement les causes d’immunité à ce délit, par exemple fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux, sans  cependant modifier l’aide à l’entrée ou à la circulation sur le territoire français. De nombreux procès récents en témoignent. C’est ce glissement de la lutte contre les passeurs trafiquants à la répression contre des citoyens humanistes qui tendent la main aux déshérités de la terre que je nomme forfaiture;

– « le délit d’hospitalité » si lié à l’histoire de l’humanité fera l’objet d’une réflexion dans la deuxième partie.

Je propose donc de commencer par une revue de la littérature scientifique, sur le plan démographique, sociologique et économique, des effets des migrations, soit des déplacements de populations; et de poursuivre ensuite par une réflexion plus personnelle,  littéraire voire philosophique, des relations entre exil, mémoire et migration. Ainsi une approche logique et cartésienne (pour confronter les mythes souvent erronés qui circulent à la réalité du terrain), tempérée, assouplie et nuancée par une perpective humaniste qui exprime aussi la réalité psychique de ces humains, leur souffrance, l’exil, la perte, la recherche de l’identité auxquels ils sont confrontés.

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Pour ce qui concerne l’approche objectivante je me suis appuyé sur l’excellent livre de E. M. Mouhoud, « L’immigration en France » Paris, Fayard, 2017 qui procède à un recension exhaustive et sans complaisance des principales études socio-économiques conduites sur le sujet ces dernières années (sources principales : OCDE, ONU, INSEE, INED, FMI, UE…). Je n’ai pas trouvé d’essai plus complet et objectif sur ces questions controversées. Je m’autorise à féliciter l’auteur et le prie de m’excuser pour ces larges emprunts et surtout pour les erreurs éventuelles dans la retranscription de son expression.

La déconstruction d’un grand nombre de mythes sur les populations migrantes est en effet une nécessité tant scientifique que politique dans ces temps de propagation des thèmes xénophobes, racistes, ségrégationnistes, totalitaires dans la plupart des pays d’Europe et aussi sur tous les autres continents, et cela d’autant plus que les conséquences de la crise mondiale du capitalisme et l’irruption sanglante du terrorisme ont affolé les populations, détruit une part des codes protégeant les libertés en même temps que les réseaux sociaux favorisaient la propagation virale d’informations incontrôlables, régulièrement fausses et politiquement (mal, parfois très mal) orientées.

Mais d’abord quelques définitions sont nécessaires telles que j’ai pu les trouver, pas toujours cohérentes, sur différents sites: un immigré est une « personne née étrangère à l’étranger et résidant en France » (Haut Conseil à l’intégration). Cette personne peut acquérir la nationalité française mais demeurera immigrée car cette qualité est permanente. Selon la définition de l’ONU « un migrant de longue durée est une personne qui se déplace vers un pays autre que celui de sa résidence habituelle pour une période d’au moins douze mois », et donc pour un immigré de courte durée la période de référence  va de trois à moins de douze mois. Les mobiles des candidats à l’émigration sont multiples: trouver du travail, étudier, rejoindre des parents ou nécessité urgente de fuir la famine, la guerre, la persécution politique. Pour ces derniers il s’agît de demandeurs d’asile qui seront dénommés réfugiés si leur demande est agréée. L’auteur de référence emploie le terme de migrants pour désigner toutes les personnes en situation de migration de longue durée. Et nous savons tous que viendront bientôt des populations chassées de leurs pays par les désastres environnementaux.

Les démographes ont établi que les migrations internationales s’effectuaient des pays du Sud vers ceux du Nord pour moins de la moitié, entre pays du Sud pour 40 %, et entre pays du Nord pour 20%. Ces migrants internationaux, au nombre de 244 millions en 2015, sont 3,3 % de la population mondiale cette année là, alors que ce taux s’établissait à 2,5% il y’a 50 ans! Renaud Camus, théoricien du « grand remplacement «, ignore probablement ces chiffres !

Autres nombres surprenants par comparaison avec les autres pays de l’OCDE: le rapport entre les flux d’immigration (solde migratoire entre les immigrés qui s’établissent en France et les émigrés qui s’expatrient) et la population du pays d’accueil est de 0.4 %, bien inférieur à la moyenne de ces autres pays qui sont à  0,7 %. Selon cet organisme, dans les 15 dernières années la part des flux d’entrées d’immigrés légaux à augmenté six fois plus vite en Espagne, trois fois et demie plus vite au Royaume-Uni, deux fois plus vite en Allemagne, et cinq fois plus vite aux États-Unis qu’en France.

Et encore: en France les immigrés sont 5,9 millions de personnes, soit 8,9 % de la population (dans le langage des chercheurs « le stock » par opposition au « flux »), à comparer aux 13 % de la moyenne des pays de l’OCDE. Les grands pays d’immigration ( Canada, Australie, Suisse…) sont au delà de 20 %; un deuxième groupe rassemble les pays dont le taux va de 14 à 20 %: Autriche, Espagne, Belgique, Suède…Le États-Unis et l’Allemagne sont autour de la moyenne (13 à 14 %. La France, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Unis….sont au dessous de la moyenne. Ainsi «  le mythe entretenu de la France comme grand pays d’accueil n’est plus fondé, comparativement aux autres pays développés, depuis les quinze dernières années « (E.M. Mouhoud).

Tout au long de ses recherches l’auteur nous rappelle quelques autres vérités:

–    ni la France, ni les grands pays développés n’accueillent « toute la misère du monde »; en effet les Trente Glorieuses « importaient «  des travailleurs peu qualifiés pour assurer la croissance rapide des grands secteurs de la reconstruction alors que de nos jours les migrants doivent financer leurs déplacements, et se situent le plus souvent parmi les personnes éduquées ayant pu réunir un pécule;

–    de nombreuses études, sur différentes périodes récentes, dans plusieurs pays aux économies semblables concluent qu’une augmentation de l’immigration de 10%  s’accompagne par une augmentation du salaire des natifs de 3%;

–    des évaluations précises infirment l’idée reçue selon laquelle les budgets sociaux profitent aux migrants; ainsi une étude comptable menée sur 32 ans ( de 1979 à 2011) conduit à un impact budgétaire compris entre un maximum de +0,20% du PIB et un minimum de -0,22%;

–    l’auteur livre également une série d’observations cliniques que je m’autorise à rapporter, tant elles me semblent pertinentes: les difficultés, voire les échecs de l’intégration ( à bien distinguer de l’assimilation qui voudrait que le migrant renonce à son passé, à ses racines, à ce que sa culture pourrait apporter à la nôtre) ne sont pas seulement le fait des immigrés mais sont aussi liés aux erreurs de nos politiques de l’emploi, du logement, de l’aménagement du territoire. Les deux premières sont affectées par des effets de discrimination, toutes les études et les opérations de « testing »l’ont amplement démontré, et la troisième aboutit à une assignation à résidence, une ghettoïsation qui leur est ensuite reprochée. Que certains politiques ne cessent de ressasser que l’immigration est un problème à contribué puissamment à le créer, et, au fil des années à rendre négatives les représentations mentales des citoyens sur les migrants. Que dire de la proclamation de l’éloge de la diversité en même temps que se cultive la peur de l’étranger, que dire du reproche fait aux enfants d’immigrés de ne pas se vivre français quand nous les traitons comme des étrangers?

Sur un autre plan, comme si ce qui précède ne suffisait pas, certains (toujours les mêmes) s’inquiètent du risque sanitaire que ferait courir l’accueil des migrants. Deux études extrêmement sérieuses et documentées, l’une en France, l’autre en Allemagne (voir Le Monde du 21 mars 2018) balayent ces soupçons intéressés et notent même que c’est dans le pays d’accueil que la santé de certains immigrés s’est dégradée et qu’ils ont contractées des maladies infectieuses. En octobre 2017 le Comité Consultatif National d’Ethique a rendu un avis qui rappelle que « les migrants ne constituent nullement une menace, ni sur le  système de soins ni sur notre organisation sociale » et qui souligne aussi que notre système de soins pose aux migrants « des questions de santé publique non résolues », en particulier en raison des procédures kafkaïennes pour l’obtention de l’aide médicale d’état (AME).

Deux remarques pour terminer cette partie: celles et ceux qui attisent des peurs archaïques (la peur de l’autre, de l’étranger, de la différence) pour récolter les suffrages d’électeurs soit peu informés, soit phobiques du dissemblable, soit les deux sont, à leur tour, soit des menteurs patentés soit des incompétents soit plus probablement les deux.

Et moi je regrette que la France, la plus occidentale des terres de l’Europe, forte de ses mille années d’histoire, riche de toutes ces populations qui, au long des siècles, sont venues, comme mes aïeux, étudier, se protéger, travailler, embellir notre littérature, nos sciences et nos arts renonce à cela même qui la fonde et la définit: l’amour de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

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JMG Le Clézio (2018) sur le « tri » des migrants: « dégueulasse, il ‘y a pas d’autre mot ». Il voit dans le tri fait entre les migrants qui fuient leur pays pour des raisons politiques et ceux qui fuient la misère « un déni d’humanité insupportable ». « Est-il moins grave de mourir de faim, de détresse, d’abandon, que de mourir sous les coups d’un tyran? »  Il rappelle avoir été lui même un migrant quand « ma mère nous a emmenés, mon frère et moi, traverser la France pour fuir la guerre. Nous n’étions pas demandeurs d’asile mais nous cherchions un endroit où survivre ». Réfractaire à une politique devenue un « monstre froid », il poursuit « S’il est avéré que pour faire déguerpir les migrants qui dorment sous une bâche par six degrés au-dessus de zéro les milices crèvent leurs tentes…S’il est avéré qu’on pourchasse les misérables comme s’ils étaient des chiens errants, Eh bien, cela est dégueulasse, il n’y a pas d’autre mot ».

Jacques Derrida ( 1996) : « l’an dernier, je me rappelle un mauvais jour: j’avais eu comme le souffle coupé, un haut le coeur en vérité, quand j’ai entendu pour la première fois, la comprenant à peine, l’expression « délit d’hospitalité »….En fait je suis pas sûr de l’avoir entendue, car je me demande si quelqu’un a jamais pu la prononcer et la prendre dans sa bouche, cette expression venimeuse, non, je ne l’ai pas entendue, et je peux à peine la répéter, je l’ai lue sans voix, dans un texte officiel ».

 Il s’agissait alors des « sans papiers »,  de ceux qui trouvaient asile dans des lieux de culte, chez des Justes, dans la clandestinité, même si leurs enfants étaient inscrits dans les écoles de la République, même s’ils travaillaient (avec des salaires, souvent au noir, mais avec les niveaux, toujours , d’un lumpen prolétariat), et au risque, permanent , d’un contrôle d’identité inopiné. Et donc au risque d’une « OQTF » cet aimable acronyme signifiant « obligation de quitter le territoire français ».

Quand je pense à toutes ces années, celles, lointaines, où je fus victime de cette chasse, puis celles, récentes, où mon silence me rendrait complice de ces procédures, certes moins mortifères, mais quand même inacceptables, non humaines (il suffit de consulter le site de Réseau Education Sans Frontières pour mesurer la détresse de ces familles, installées, finalement accueillies même sans régularisation, depuis des années, parfois beaucoup plus, quand un des parents, voire les deux est reconduit à la frontière, je dis expulsé, la famille disloquée, les enfants confiés aux services sociaux) je sais que le silence n’est plus possible. Ces exilés venus en France pour la liberté et le travail espéré sont condamnés à un deuxième exil, celui du retour vers le pays qu’ils voulaient quitter. Ces déracinés, qui pour beaucoup, tentaient de s’intégrer dans une nouvelle identité culturelle , voilà qu’ils sont renvoyés à la culture et à l’identité avec lesquelles ils avaient rompu.

Je me dis que le malheur frappe toujours ceux qui sont condamnés à la perte de l’identité et à l’exil. L’identité est ce bien si précieux, unique, à jamais inaliénable, que nous transmettent nos parents, notre histoire, nos paysages, notre culture et notre langue, si bien nommée maternelle. L’exil, surtout quand il n’est pas choisi mais subi,  nous impose le risque d’une amputation de ce capital identitaire, cette sorte d’ADN psychique, historique et environnemental.L’exil est une amputation et un abandon d’une part de soi même, souvent la plus intime, le deuil de l’enfance surtout. Et pour ces raisons nous ne devons ni refuser notre hospitalité à ces misérables que le malheur a lancé sur les routes du désespoir, ni leur imposer de s’assimiler, c’est à dire de perdre leur identité en se fondant dans les nôtres, mais bien au contraire les accompagner dans leur intégration dans une communauté qui, dès lors, s’enrichira de leurs différences.

Mais ce terme d’hospitalité, si généreux et chevaleresque dans son acception habituelle, ne va pas sans une certaine ambiguïté. Déjà le mot hôte m’interrogeait en ce qu’il désigne tout à la fois la ou les personnes qui reçoivent les invités  aussi bien que celles reçues en tant qu’invités. Cette polysémie me conduisit à interroger l’étymologie qui m’apprend que hospitalité et hostilité viennent tous deux du même mot latin « hostis », ce terme désignant l’étranger, qui peut aussi signifier l’adversaire, ou en grec le « xénos », d’où les vocables hostile et hostilité. Mais l’étranger  peut aussi être qualifié d’allié, méritant d’être reçu et accueilli: le latin invente un dérivé « hospes » à l’origine d’hôte, d’hôpital, d’hospitalité. Dans toutes les cultures des récits guerriers nous racontent combien de banquets fastueux,  où les invités étaient en fait des adversaires, officiellement conviés en vue d’une pacification, n’eurent d’autre but que le massacre impitoyable de ceux qu’il fallait éliminer ( comme la Saint Barthélémy ou les détestables manières des Antiques, Atrides, Labdacides). Éros et Thanatos ne cessent jamais leur dialogue fratricide, mais illustrent aussi un conflit qui définit, hélas, la condition humaine et peut être celle du vivant. La vie doit s’effacer devant la mort pour que l’hérédité de la vie puisse se renouveler. Stupidité des transhumanistes  qui croient pouvoir sectionner cette chaine!

Bien des poètes ont chanté les malheurs de l’exil, cette cruelle infortune, qui n’est autre qu’un amour des origines, empêché, ou déçu, ou impossible, ou réprouvé. L’exil, deuil d’une part de l’enfance nourrit une intense nostalgie. Ainsi Gaël Faye, dans son très beau livre autobiographique, Petit Pays, : »Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance. Ce qui me parait bien plus cruel encore ». Ou bien, une insupportable solitude comme Luis Sepulveda: » Les exilés sont comme les loups, nous rejoignons des meutes qui ne sont pas les nôtres, nous participons, nous chassons ensemble et pourtant la lune nous invite à nous mettre à l’écart pour hurler de solitude » (Histoires d’ici et d’ailleurs). Ou encore un exil intérieur dans une France occupée et martyrisée, comme celle où vécut Aragon, dans les années les plus sombres, et qu’il voulut conjurer, avec ses mots, ses mots magiques, dans « La rose et le réséda », « Ballade de celui qui chante dans les supplices » et dans l’extrait qui suit de « En étrange Pays Dans Mon Pays »:

« Rien n’est jamais acquis à l’l’homme Ni sa force

Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit

Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix

Et quand il croit serrer son bonheur il le broie

Sa vie est un étrange et douloureux divorce

Il n’y a pas d’amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes

Qu’on avait habillés pour un autre destin

A quoi peut leur servir de se lever matin

Eux qu’on retrouve au soir désenivrés incertains

Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes

IL n’y a pas d’amour heureux

                                                               …..

Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard

Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson

Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson

                                                             …..

Et pas plus que de toi l’amour de la patrie

Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs

Il n’y a pas d’amour heureux

Mais c’est notre amour à tous les deux ».

Sa colère et sa tendresse sont aussi un chant d’espoir pour la France aimée, la France d’alors dont il est un exilé de l’intérieur, la France qu’il aime, mais la France défigurée par la trahison de Pétain et la collaboration dans la barbarie…

Même registre, même période: Alexis Léger, secrétaire général du Quai d’Orsay,  violemment opposé au  pacte de Munich et au démantèlement de la Tchécoslovaquie, est par le régime de Vichy, sur ordre personnel de Hitler qui le haïssait pour son opposition aux lâchetés de Munich, démis de ses fonctions, déchu de sa nationalité française; aussitôt il  s’exile en Angleterre, et très vite aux États Unis. Le diplomate s’efface et Saint John Perse, immense poète, futur Prix Nobel livre sa peine et sublime sa vie de proscrit dans son poème Exil, qui dit en même temps son expatriation géographique et aussi son exil personnel d’une vie remplie d’action, de grands honneurs et de lourdes responsabilités. A travers les thèmes de l’errance, l’étrangeté, les métaphores de la mer et du sable il proclame le liberté et la poésie comme l’allégorie et l’emblème de cette liberté. Quelques vers:

« Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l’exil,

Les clés aux gens du phare, et l’astre roué vif sur la pierre du seuil:

Mon hôte, laissez-moi votre maison de verre sur les sables…

L’été de gypse aiguise ses fers de lance dans nos plaies,

J’élis un lieu flagrant et nul comme l’ossuaire des saisons,

Et, sur toutes les grèves de ce monde, l’esprit du dieu fumant déserte sa couche d’amiante.

Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des Princes en Tauride. »

Pourquoi toutes ces citations, au risque de la cuistrerie? Parce que la beauté, l’inépuisable beauté de la poésie contre mes souvenirs douloureux, les images, les récits insupportables., ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Parce que ces poètes, qui furent des exilés, trouvèrent les paroles d’espoir qui réveillaient la vie. Parce que les ménestrels transportaient leurs chants de ville en ville, éternels nomades, éternels exilés. Parce, dans ces terribles questions des transhumances des individus et des peuples, les lois, si humanistes se veulent-elles, les administrations, si attentifs soient ceux qui appliquent ces règles, les stratégies politiques, si nécessaires soient les obligations de barrer la route aux xénophobes racistes qui menacent nos libertés formelles, parce que justement les lois , les administrations, les stratégies de la peur ne suffisent ni à comprendre ni à agir. Il y faut de l’humanité, une bienveillante, attentive, constante, et ni naïve, ni béate, humanité. Les arts nos offrent cela, et d’abord la poésie, parce qu’elle est à la fois mots, images, musiques et parfois énigmes. Elle est humaine. Si cultivés puissent-ils avoir été ou être aujourd’hui les bourreaux resteront à jamais incompatibles avec la poésie. Et ces humains qui cherchent ailleurs une lumière de dignité, au prix de l’abandon de leurs histoires si anciennes, de leurs liens familiaux, voire de leur honneur doivent être entendus par des humains, des humains qui les traitent avec un altruisme marqué par le sens à la fois poétique et tragique de la vie. Mais ces proclamations demeurent le plus souvent impuissantes.

Donc venons-en aux faits.

Le Parlement débat actuellement d’un projet de loi « pour une immigration maitrisée et un droit d’asile effectif » (en saisissant mon texte sur le clavier mon inconscient a écrit spontanément, dans le premier jet: « pour une intégration maitrisée et un droit d’asile affectif », un lapsus calami qui en dit long).  Le Défenseur des Droits, Jacques Toubon, qui n’a pas la réputation d’être un dangereux gauchiste, s’interroge sur la nécessité d’un nouveau texte législatif, une vingtaine ayant été produit dans les quarante dernières années, dont les deux plus récentes en 2015 sur le droit d’asile et en 2016 sur le séjour des étrangers. Le démographe Hervé Le Bras ajoute que le « solde » ( le nombre d’ immigrants moins le nombre d’expatriés)  moyen de la France depuis 2008 se situe aux environs de 60 000 personnes par an et que 65 % des personnes qui reçoivent un titre de séjour sont titulaires du bac ou plus. Il ajoute que les 3,2 millions de Français qui ont émigré à l’étranger, les expatriés, sont des immigrés pour les pays d’accueil.

Sur un autre plan la France a su accueillir, imparfaitement, mais recevoir quand même, 700 000 catalans et castillans au moment de la Retirada, l’exil républicain espagnol sous la dictature franquiste, plus d’un million de Français d’Algérie après l’indépendance de ce pays, et dans de moindres proportions les italiens, les polonais, les espagnols, les portugais, les arméniens et aussi les maghrébins dont son industrie avait besoin (sans compter les innombrables soldats venus des quatre coins de l’Empire pour défendre la patrie). Tout près de nous la réunification allemande et, si récemment l’accueil par la chancelière Merkel d’un million de migrants disent que les limites sont plus politiques qu’économiques ou sociales.

Quels sont donc les objectifs de ce projet de loi? Le texte décrit trois axes: 1. la réductions des délais d’examen de la demande d’asile à six mois contre quatorze aujourd’hui, les requérants disposant d’un délai de quinze jours au lieu d’un mois pour disposer leur recours. 2. L’allongement de la rétention en centre de  rétention administrative pourra monter à cent trente cinq jours, contre quarante cinq aujourd’hui, et la retenue administrative passera de seize à vingt quatre heures. Des mesures facilitant la prise d’empreintes et punissant les refus de ces identifications entrent dans la loi.  3. la facilitation du séjour avec octroi d’une carte de quatre ans pour les titulaires de la protection subsidiaire (personnes  exposées dans leur pays d’origine à des menaces graves sur leur vie ou à des traitements inhumains ou dégradants ), et d’une carte recherche d’emploi ou création d’entreprise pour les étudiants étrangers qui veulent rester en France. Tout n’est donc pas négatif même si certaines mesures me font peur ( rétention allongée à cent trente cinq jours, délai de recours déduit à quinze jours pour des migrants qui ne parlent pas toujours notre langue et ne disposent que rarement d’un dossier administratif complet, place des enfants dans les centres de rétention, recueil obligatoire des empreintes, y compris pour ceux qui ne veulent pas entrer dans les règlements de Dublin).

Si elle n’est ni indispensable ni urgente à quelles nécessités répond donc cette loi? Selon moi deux:

1. Lutter contre ce que Robert Badinter a nommé la  » lepénisation des esprits », en 1997. Les idées du Front National ont pénétré quasiment tous les partis politiques, y compris le tabou du droit du sol. Qu’on en juge: 1. François Baroin (septembre 2005):  » Le droit du sol ne doit plus être un tabou »; 2. Édouard Philippe (mars 2018) concernant la crise de Mayotte, pour éviter que les enfants nés en situation irrégulière ne puisse réclamer la nationalité française au titre du droit du sol, se dit prêt à « ouvrir toutes les pistes de travail », ce qui inclut « l’extraterritorialité » de la maternité de Mamoudzou; 3. Laurent Wauquiez (mars 2018) se rend sur place et réclame purement et simplement la remise en cause du droit du sol sur l’île; 4. Manuel Valls (2018): « Une fois que l’on accède aux responsabilités, la réalité du flux migratoire s’impose. Même à gauche »; 5. François Hollande (2016 dans le fameux livre avec les journalistes Davet et Lhomme): « Il y a trop d’arrivées, d’immigration qui ne devrait pas être là »; 6. Jean Luc Mélanchon (2016):  le travailleur détaché « vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place » et ajoute « je n’ai jamais été pour la liberté d’installation »; 7. Brice Hortefeux: « Moi même ministre de l’immigration j’ai pu affirmer des choses indicibles dix ans auparavant…Nos concitoyens n’en peuvent plus du défi migratoire. Ce sujet est devenu structurant et monte d’un cran à chaque élection ».

2. Lutter contre le populisme-anti migrant qui sévit dans toute l’Europe et se traduit par des événements politiques impressionnants, des catastrophes dont nous ne mesurons pas encore le prix, pour nous et nos enfants : en 2015 victoire des ultras conservateurs en Pologne; en 2016 Brexit et Trump; en 2017, un coup d’arrêt en France et aux Pays Bas mais victoire de Kurz, extrême droite en Autriche; 2018 dictature du souverainiste Orban confirmée en Hongrie, imbroglio en Italie mais victoire de l’extrême-droite et des « cinq étoiles ». Tous anti migrants, tous anti européens, tous anti démocratie, bien sûr. Nos futurs, encombrés de ces sombres nuées orageuses, seront ce que nous en ferons.

Mais je ne suis pas certain que ces stratégies qui confortent et intensifient les peurs de nos peuples ou que la course à plus de répression pour les migrants soient efficaces. Certes ma main ne tremble pas quand j’écris que les criminels doivent être châtiés, qu’il s’agisse de terroristes ou de droit commun qui n’ acceptent pas les lois de la République, mais avec nos procédures précisément républicaines. Il faut le faire , mais cette « thérapeutique des symptômes » n’éradiquera pas les causes de la maladie sociale que nous affrontons, partout dans ce pays, comme chez nos voisins.

Et comment ne pas rappeler que la France s’est construite par la réunion progressive de ses fiefs, terroirs, provinces et régions, que l’Europe (27 pays) est la fille de la défaite du Reich et de la chute du mur de Berlin? Il fallut tant de guerres et tant de dizaines de millions de morts pour y parvenir, pour échapper à l’enfer, tel que le vit aujourd’hui le Moyen Orient. La mondialisation est en cours, que l’on s’en félicite ou le déplore, et fera de ce siècle celui des transhumances et des métissages; comment vouloir élargir sans cesse le programme Erasmus et prétendre en   même temps fermer les frontières de nos pays ou continents? L’humanité a réussi l’exploit, dans les récentes décennies, de détériorer gravement la biodiversité en détruisant une partie substantielle de la faune et de la flore; sur ce chemin la prochaine étape sera celle de son autodestruction par des guerres toutes gouvernées par le refus de l’étranger, alors que les famines, les désordres climatiques et les aspirations à une vie digne jetteront sur les routes du monde des dizaines de millions d’êtres humains. Ces grandes migrations sont à venir, il faut les préparer, et au niveau de l’Union Européenne, organiser la régulation des flux et la répartition entre les états membres. Les critères de convergence du traité de Maastricht, dont le fameux taux de 3%   du PIB en deçà duquel le déficit public doit être maintenu ont bien été acceptés, sinon toujours minutieusement respectés, par tous les états membres. Il pourrait en être de même pour les règles de partage des arrivants, sous peine de cessation des subventions, en particulier aux pays les plus réfractaires, soit le groupe de Visegrad: Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie. Et à l’intérieur de notre pays il faut revivifier nos campagnes et repeupler les déserts qui séparent les grandes villes. Le « prolétariat nomade » dont parle Alain Badiou trouverait certainement cette hospitalité acceptable et la ruralité y trouverait un nouveau souffle vital. Des dispositifs d’apprentissage et de formation professionnelle conventionnés avec l’État complèteraient le programme (appliqué avec succès en Allemagne et préconisé par le député Aurélien Taché).

Ces derniers jours le Président de le République française a parlé « d’humanisme réaliste » dans son souci de concilier le droit et l’humanité. Le propos comme l’intention sont louables, mais, pour être crédible, il doit mettre un terme immédiat et définitif à toutes les bavures dénoncées à juste titre par tant de personnalités non partisanes.

Par ailleurs le réel est le fruit, en grande partie, de notre action. Le réel nous le définissons et le façonnons, tous, tant que nous sommes, tout comme les contraintes qui le bornent. Nous pouvons, nous devons agir sur lui pour que l’humanisme puisse l’emporter sur le réalisme. C’est justement une des fonctions de la poésie vers laquelle je reviens car elle me réconforte et m’élève et enrichit mon optimisme de la volonté.

Les millions de migrants qui ont trouvé refuge en Amérique, aux temps lointains où elle se construisait, pouvaient lire sur le socle de la statue de la Liberté, ce beau poème d’Emma Lazarus:                                        The new Colossus

Pas comme ce géant d’airain de la renommée grecque

Dont le talon conquérant enjambait les mers

Ici, aux portes du soleil couchant, battue par les flots se tiendra

Une femme puissante avec une torche, dont la flamme

Est l’éclair emprisonné, et son nom est

Mère des exilés. Son flambeau

Rougeoie la bienvenue au monde entier; son doux regard couvre

Le port relié par des ponts suspendus qui encadrent les cités jumelles.

« Garde, Vieux Monde, tes fastes d’un autre âge! » proclame-t-elle

De ses lèvres closes. « Donne-moi tes pauvres, tes exténués,

Tes masses innombrables aspirant à vivre libres,

Le rebus des rivages surpeuplés,

Envoie-les moi, les déshérités, que la tempête me les rapporte

Je dresse ma lumière au dessus de la porte d’or! »

Et je choisis, pour finir, quelques vers Mahmoud Darwich , le grand poète palestinien, épique, lyrique, qui vécut le désespoir créatif et l’honneur de l’exil:

« Car en fin de compte, nous sommes tous des exilés.
Moi et l’Occupant, nous souffrons tous les deux de l’exil.
Il est exilé en moi et je suis la victime de son exil.
Nous tous sur cette belle planète, nous sommes tous voisins,

tous exilés, la même destinée humaine nous attend,

et ce qui nous unit c’est de raconter cet exil ».

Enfin, pour insister sur cette communauté de destin évoquée par le poète, et comme malheureusement ces guerres, ces refus de l’étranger, ces phobies de la différence, ces haines irrationnelles sont portées souvent par des intégrismes religieux, je dois rappeler, moi qui suis un athée, juif culturellement et solidairement,  mais athée,  que Moïse et Jésus-Christ furent des migrants par nécessité, tout comme Mahomet, caravanier dans sa jeunesse, puis exilé à Médine après son bannissement de La Mecque. Ils apportaient, chacun à leur manière, les promesses de la Liberté, de l’Amour et de la Paix.