Archives mensuelles : mars 2015

Hommage à Bernard Maris

Ce 21 mars 2015,  l’université de Toulouse Capitole, et plus spécifiquement le laboratoire LEREPS, organisaient une journée d’hommage à  Bernard Maris, assassiné le 7 janvier dernier dans l’attentat contre Charlie Hebdo.

Vous trouverez ici le texte de mon intervention:

BERNARD MARIS, PSYCHANALYSTE

 

Cher Bernard Maris, en ce jour d’hommage et de souvenir, je choisis de vous parler, avec affection et fraternité, comme d’habitude.

Dans votre vie, votre travail, vos engagements, vous n’avez eu qu’une seule conviction – car vous n’aimiez pas les certitudes, même si vous en fîtes, parfois, un usage provocateur et déraisonnable -, que vos exprimiez ainsi : «  Les hommes ne sont pas mus par la raison, mais par les passions ». Combien de fois vous ai-je entendu affirmer et vu vivre cette déclaration psychanalytique !

Cette maxime orienta vos recherches et dirigea votre vie. Plus précisément, vous, homme de passion, vous fûtes habité par cette évidence, et vous fîtes de votre vie un roman, un roman romantique, avec humour, élégance, impertinence et obstination souriante.

Vous, Bernard, vous aimiez la vie avec ardeur, et parfois désespoir. Rien ne vous était plus étranger que la mort, et aussi plus proche, hélas. Par votre père, et ses amis républicains espagnols, et aussi résistants, vous fûtes mithridatisé contre les « viva la muerte » des franquistes ; mais encore assez récemment, malgré tout, bouleversé par cette parole des terroristes : « vous n’aimerez jamais la vie comme nous aimons la mort ». Ces mots projectiles, et les balles mortelles du 7 janvier vous ont atrocement arraché de la vie mais votre leçon n’est pas morte avec votre corps.

En effet vous avez identifié l’ennemi qui gîte au fond de chacun de nous et de chaque société : la pulsion de mort, et son corollaire le sadisme ; et par une géniale intuition vous l’avez associé au capitalisme, défini par Maynard Keynes comme l’amour de l’argent, l’accumulation du capital, et la rente. L’esthète en vous, et aussi le psychanalyste averti, détestait l’avidité orale (tout absorber) et l’entassement anal (tout retenir et conserver), dénoncés dans votre vie comme dans vos écrits ; l’économiste privilégiait toujours le qualitatif sur le quantitatif, l’esprit de finesse sur l’esprit de géométrie.

 

Cette position capitale – le mot sonne bien – détermina l’élection de vos références philosophiques, psychanalytiques et économiques : deux pères spirituels, Maynard Keynes et Sigmund Freud, dont la proximité nourrit votre réflexion, un vieil oncle tutélaire, Karl Marx retrouvé sur le tard et un compagnon de toujours, issu de notre sud ouest, Jean Jaurès.

 

Mais il faut commencer par votre fascination si évidente pour le groupe de Bloomsbury, qui réunit pendant la première moitié du vingtième siècle un nombre impressionnant d’artistes et d’intellectuels. Ils étaient britanniques, atypiques, brillants, iconoclastes, comme vous l’êtes ; ils ,devinrent ensuite célèbres. Qu’on en juge ; les romanciers Virginia Woolf, Edward Morgan Forster, Mary McCarthy, l’économiste Maynard Keynes, les essayistes Lytton Strachey et son frère James qui établit la première et irremplaçable traduction des œuvres de Freud en anglais, la Standard Edition, les peintres Duncan Grant, Vanessa Bell (sœur de Virginia), et Roger Fry, des critiques littéraires tels Léonard Woolf (mari de Virginia).

De nombreux liens de cousinage et de libres relations amoureuses (hétéro ou homosexuelles) les réunissaient et parfois les divisaient. Mais ils partageaient des convictions communes : les biens idéaux sont l’amour et la beauté, la sincérité et la loyauté dans les relations humaines, le rejet du capitalisme et du colonialisme, la critique du réalisme matérialiste dans la peinture et les œuvres d’imagination, le refus déterminé et belliqueux des pratiques répressives de la société contre la stricte orthodoxie sexuelle. Ils participaient d’une éthique très influencée par George Edward Moore mais aussi par des proches comme Bertrand Russel, Ludwig Wittgenstein, Georges Orwell, Aldous Huxley, T.S. Eliot et tant d’autres. Ils vivaient intensément, conversaient, écrivaient, peignaient et même se firent éditeurs (Hogarth Press fut créé par le couple Virginia et Léonard Woolf en 1917). Comment vous, Bernard, qui les connaissiez si bien ne les auriez vous pas admirés, aimés, eux si libres de mœurs et de pensées, libres comme vous le fûtes jusqu’au dernier souffle ?

C’est ainsi que vous avez choisi de faire figurer, en tête du prologue de Capitalisme et pulsion de mort, sous l’intitulé Morituri… ces deux portraits de Freud et Keynes, rédigés par Léonard Woolf :

–       Freud : « Il n’était pas seulement un génie, mais, contrairement à plusieurs génies, un homme extraordinairement aimable (…) Il y avait quelque chose en lui comme dans un volcan à moitié éteint, quelque chose de sombre, de refoulé, de réservé. Il m’a donné une impression que bien peu de gens que j’ai rencontré m’ont donnée, une impression de grande gentillesse, mais derrière la gentillesse, de grande force ».

–       Keynes : « L’esprit de Maynard était incroyablement rapide et souple, imaginatif et agité ; il avait toujours des pensées nouvelles et originales, particulièrement dans le champ des événements et du comportement humain et des relations entre les événements et les actions des hommes. Il avait le don très rare d’être aussi brillant et efficace en pratique qu’en théorie, de sorte qu’il pouvait l’emporter sur un banquier, un homme d’affaires ou un Premier ministre aussi rapidement et élégamment qu’il pouvait démolir un philosophe ou écraser un économiste ».

 

Derrière ces deux hautes silhouettes je crois vous apercevoir, cher Bernard, comme dans un portrait en creux, un palimpseste qui donnerait à lire vos multiples caractères, comme ceux évoqués à l’instant : aimable, sombre, réservé, fort (comme Freud), et encore rapide, imaginatif, agité, original, brillant, victorieux dans les joutes (comme Keynes), soit une représentation de tous vos visages qui nous sont si familiers.

 

Je vous qualifie, cher Bernard, comme psychanalyste. D’abord par votre culture si riche en ce domaine aussi, par le plaisir à articuler ses concepts avec vos pensées économiques, par la curiosité intrépide à mieux vous connaître analytiquement, par l’urgente nécessité de la lucidité.

 

Vous connaissez votre Freud aussi bien que votre Keynes, eux même s’appréciaient mutuellement. Et vous conjuguez leurs pensées, si bien que votre lexique nous offre ces mots ou expressions : hypernarcissisme, régression aux stades infantiles, dépression (psychique ou économique), hystérie guerrière, mégalomanie infantile inassouvissable, création de néo besoins à l’infini, processus mortifère de l’accumulation et de la thésaurisation (le mythe de Midas), société suicidaire, refoulement et naturellement pulsion de mort. A ces mots dénonçant psychanalytiquement le capitalisme financier vous opposez ceux de fraternité, solidarité, altruisme, laïcité, goût pour l’éducation, la culture voire pour la technique qui libère, amour de la vie. Difficile aujourd’hui de citer la phrase suivante, vos mots lumineux, mais comment vous serais-je fidèle si je vous censurais : « Il faut oser vivre, ne pas perdre sa vie en la gagnant ».

 

Au delà de ces identifications héroïques à vos références centrales je souhaite demeurer au plus près de vous, tel que je vous connais. Vos innombrables expressions paraissent toujours assurées et assumées, mais le doute n’est pas distal et pas davantage plus dissimulé que le visage des tragédiens grecs par leurs masques qui révèlent plus qu’ils ne cachent. Vous m’écriviez ainsi, il y a quelques années, avec lucidité et peut être inquiétude : « l’intuition prend parfois la place du raisonnement ». C’est tout vous, emporté par votre pensée lyrique mais toujours soucieux de garder le contact avec la réalité (à la fois freudien et cartésien), ou, pour parler comme vous, ne pas quitter la Terre Mère, ni Alma Mater, devise de la plus ancienne université d’Europe, celle de Bologne, au XIIème siècle. Elle ne fut pourtant pas toujours affectueuse avec vous, l’Université, hésitant à vous accueillir dans le cercle fermé des professeurs mais statuant finalement qu’il était préférable pour elle de vous avoir urbi plutôt qu’orbi. Peut être parce qu’elle redoutait la liberté de vos pensées, votre esprit de révolte contre les ordres établis, les orthodoxies dominantes et les hiérarchies imposées ?

 

 

Le fanatisme, le sadisme qui lui fait cortège, privent Gabrielle et Raphaël de l’amour paternel, un enfant de son grand père, les copains de Charlie Hebdo et tous vos autres compagnons de votre amitié, les collègues et les citoyens républicains de votre lucidité aussi joyeuse que désabusée, et nous tous d’un homme délicieux, charmant et attentif, attachant et subtil, délicat et exigeant et, plus que quiconque à nul autre comparable.

 

Merci Bernard pour ces partages de chemin, ces messages de vigilance, ces obligations de justice. A nous de tracer la suite, dans la fidélité, en votre honneur. Non, Paul Valery, les « civilisations (ne) sont (pas) mortelles », non il ne suffit pas de « tenter de vivre ».

Oui, cher Bernard, il faut « oser vivre ».

 

 

Toulouse le 21 mars 2015                                                 Henri SZTULMAN