Archives mensuelles : février 2018

Des femmes: 2ème mouvement, réflexions plus personnelles. Ne pas subir et ne pas faire subir

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des femmes, depuis quelques mois, ont récusé la domination des hommes et la contrainte qu’ils exercent sur elles, sous sa forme la plus extrême, le viol et les agressions sexuelles. Certes issues du monde occidental cette révolution- je pèse la force du mot, je pense à la nuit du quatre août, celle de l’abolition des privilèges-  a déclenché, via les médias et les réseaux sociaux, une déflagration planétaire universelle. Universelle parce que bien qu’initiée par de célèbres étoiles du cinéma à Hollywood,  elle a été aussitôt reprise par des femmes, de toutes conditions et de tous pays, qui se sont senties enfin « autorisées » en particulier à travers le hashtag » #metoo »;  universelle aussi dans la mesure où cette insurrection a généré un nombre infini de prises de positions, de tribunes, de témoignages, de commentaires par d’autres femmes, mais aussi par des hommes qui, toutes et tous, s’interrogent ou tentent de le faire, se remettent en question, approuvent ou critiquent, nuancent ou globalisent, s’inquiètent des dérives éventuelles ou recherchent un affrontement global; universelle enfin car, au delà des viols et des violences, ce sont toutes les formes de maltraitance, jusqu’au plus subtiles, que les femmes dénoncent avec une force jusqu’ici inconnue et toutes les formes des privilèges du masculin qu’elles contestent.

Tuées, violées, battues? Certes, nous le savions, mais avions-nous vraiment conscience de l’épidémiologie de cette létalité (nombre de mortes: une tous les trois jours en France) et de cette morbidité (nombre de victimes: 96% des victimes de viols ou de tentatives de viols sont des femmes)? Et, pour chacune de ces profanations, mesurions-nous  l’outrage fait à l’humain   (en l’occurrence la femme)?  Crimes contre l’humanité? Oui.

En deçà de ces violences furieuses, insupportables pour tous les être humains, nous les hommes avions-nous par ailleurs pris la mesure de l’infinité des formes de mépris, dont depuis la nuit des temps  nous accablons les femmes? Pas  uniquement dans le domaine de la sexualité mais dans toutes les situations de la vie : partage du travail (en particulier domestique, mais pas seulement), rémunération de ce travail, accession aux postes de responsabilité, prise en compte de la différence, condescendance généralisée. Je ne sais pas avec certitude si on nait femme ou si on le devient (Simone de Beauvoir), si vraiment dans les peuplades préhistoriques les sociétés matrilinéaires l’emportaient sur le lignage patrilinéaire (Olivia Gazalé, « Le mythe de la virilité »), si le complexe de castration ou l’envie du pénis  peuvent rendre compte de cette terra incognita,  qu’est le féminin (Freud parlait du continent noir)  mais ce dont je suis désormais certain est le mépris (pas toujours conscient) que nous infligeons aux femmes, à  la femme, depuis la négligence de son humanité et de sa féminité jusqu’aux sévices quotidiens ou brutaux. Par leurs formulations et leurs outrances même ces femmes ont enfin ouvert un débat, qui est aussi un combat pour chaque être humain.

Jusqu’à quand vais- je accepter de subir? doivent enfin penser les femmes. Jusqu’à quand vais-je supporter de faire subir? doivent enfin s’interroger les hommes. Ce débat-combat que les femmes ont lancé nous invite, chacune et chacun, à pratiquer notre examen de conscience. Le texte du 21 janvier dernier a vu sa réflexion et sa rédaction gouvernées par l’éthique de responsabilité (attentive aux conséquences des actes et des actes de parole), sans que je puisse me défaire de mes identités de professeur, de psychanalyste, de chercheur. Celui que je soumets maintenant à votre lecture obéit à l’éthique de conviction, ( soucieuse, par exemple, de lutter contre les injustices et les inégalités), une simple lecture de l’évolution de mes relations avec les femmes tout au long de ma vie ; cette avancée doit beaucoup au vaste débat et à l’effort de réflexion qu’il a exigé de moi. Les deux écrits ne se contredisent pas mais se complètent car toutes ces positions coexistent en moi .

Un examen de conscience honnête doit aller jusqu’au bout, sans complaisance. Les femmes qui allaient à l’abattoir avec Weinstein, que tout Hollywood surnommait « the pig », donc elles savaient, n’ont-elles pas accepté, choisi? Celles qui ont gardé le silence  surtout quand le scandale a explosé ne sont-elles pas complices? Dans son commentaire précédent Béatrice évoque: » une attitude d’acceptation potentielle telle qu’elle rejoint l’excitation sexuelle », formulation courageuse que seule une femme peut se permettre, mais qu’il faut prendre en compte dans le combat pour mettre un terme définitif à ces arrangements, qui sont en fait des compromissions.

Mais ces interrogations appartiennent aux femmes. Nous, les hommes, devons nous questionner, sans faiblesse ni indulgence, sur notre volonté d’imposer aux femmes une tyrannie dans toutes ses variantes, de la délicatesse de l’amour courtois à l’outrage. Comme beaucoup je me suis interrogé sur mes pensées conscientes et mes comportements agis (je ne me livrerai pas à quelque forme d’exhibitionnisme et garderai donc mes fantasmes pour moi). Mais pour le reste je dois bien convenir que, né avant la guerre, je fus élevé, par ma famille, par l’école, par le milieu dans une vision qui se croyait bienveillante mais était, en fait, méprisante de la femme : quand je suis né elle n’avait pas le droit de vote (accordé en 1944), quand je parvins à la maturité (fin des études) elle n’avait pas la maitrise de sa vie sexuelle ( ni le droit de refus de son corps dans le cas de couple mariés jusqu’en 1980, ni pilule (1967) et encore moins IVG (1975)), ni le droit d’ouvrir un compte bancaire à son nom (1965). Ce climat entraînait tout le reste: double travail, professionnel et domestique, inégalité sensible des rémunérations, statut de machines à procréer ou à satisfaire les hommes.  N’étant ni Gandhi ni Mandela j’ai été évidemment contaminé, ce qui devait correspondre à quelques instincts peu glorieux en moi. Par exemple, une anecdote que j’avais plaisir à raconter, il n’y a pas si longtemps encore, me revient à l’esprit. La voici: quelle différence entre une femme du monde et un diplomate? Quand un diplomate dit oui, cela signifie peut-être, quand il répond peut-être il faut entendre non, et s’il exprime un non il n’est pas un diplomate.  Vous devinez la triste suite: si une femme du monde exprime un refus, il faut comprendre peut-être, si elle formule peut-être cela signifie oui et enfin si elle prononce un oui elle n’est pas une femme du monde. Consternant sous-entendu. Autre exemple j’aimais citer cette phrase: « Une forteresse imprenable est une forteresse mal attaquée » écrite par Valmont dans les « Liaisons dangereuses »,  dévoilant l’idée que je me faisais de la séduction et de la conquête des femmes (je découvris par la suite que Laclos l’avait emprunté, ou à peu près, à Vauban: » Il n’existe pas de forteresse imprenable, il n’y a que des citadelles mal attaquées »), autre symptôme de la guerre des sexes , des hommes comme des combattants, des femmes comme des victimes, les proies des conquérants. Les hommes, mais les femmes aussi, qui avaient malheureusement intériorisé ces partis pris, aimaient beaucoup ces histoires.

Je crois finalement que j’habillais de politesse, de courtoisie, de galanterie, une forme de discrimination positive avec laquelle je traitais les femmes, comme je le pratiquais avec ceux de mes étudiants dont la langue maternelle n’était pas le français et à qui j’attribuais systématiquement des points supplémentaires, au motif de compenser leur handicap. Comprenez-moi bien: je continuerai de m’effacer devant une femme, de tenir ouverte la porte de la voiture, de me lever quand je leur parle…mais simplement par respect, non parce que je les crois inférieures ou cherche à les séduire.

Pour autant, je ne sombre pas dans la culpabilité, simplement dans le regret de n’avoir pas compris plus tôt cette vérité si simple: la femme est l’égale de l’ homme, différente mais égale, elle n’est pas « l’avenir de l’homme » (comment Aragon a-t-il pu écrire cela, ce merveilleux poète de l’amour, sans doute une scorie du stalinisme?), elle est le présent de l’homme, comme l’homme est son présent. En ce qui  concerne mes années passées, il faut contextualiser: je vivais avec les idées de mon temps et la générosité des femmes à mon égard ( et d’abord la première d’entre elles, ma si chère mère) ne m’a pas permis d’entrer dans la dialectique critique du statut fait aux femmes. Pas de mauvaise conscience rétrospective donc, mais une détermination totale à rompre avec ce monde passé, ces habitudes  de pensée, désolantes et obsolètes,  à transmettre ce que j’ai pu comprendre (par exemple en écrivant ce papier) et ne rien laisser passer autour de moi (comme je le fais depuis très longtemps pour le racisme).

Je pense aussi que nous avancerons, nous les hommes, d’autant mieux vers  la compréhension et le partage,  de ce que je nomme, au début de ce papier, une révolution ,que les femmes, en particulier les militantes, ne nous opposeront pas la guerre des sexes. Je parle ici des conditions, féminine et masculine, et non des violences physiques qui sont du ressort de la police et de la justice (Il serait bon toutefois que toutes les femmes battues et ou violentées déposent des plaintes et soient accueillies avec considération dans les commissariats, gendarmeries, hôpitaux et protégées autant que nécessaire par des hommes (et des femmes) attentifs et respectueux).  Non, je parle ici de toutes les inégalités, même si elles sont dissimulées, subtiles, qui doivent être réduites. Je prends un exemple, en apparence anodin, dans la grammaire de la langue française: depuis le 18ème siècle, nous apprenons que dans les accords de genre le masculin l’emporte sur le féminin, ainsi « les hommes et les femmes  sont beaux »;  mieux vaudrait appliquer un accord de proximité: « les hommes et les femmes sont belles » ou un accord de majorité:  » les hommes, les animaux et les femmes sont beaux ». Ainsi serait éradiquée cette domination du masculin sur le féminin, source de représentations mentales discriminantes.  A l’inverse  (car l’ultra féminisme dessert la cause qu’il prétend défendre)  je ne vois pas ce que l’écriture inclusive, soit écrire les candidat.e.s au lieu de les candidates et les candidats, apporterait à la condition féminine, mais je mesure bien la défiguration imposée à la langue française , que je considère comme une partie essentielle de ma patrie, à l’instar de Camus.

Les jeunes gens de mon temps avaient une vision faussée de la sexualité; nous croyions, au motif de considérations anatomiques et physiologiques utilisées à mauvais escient, que le masculin signifiait actif, conquérant, vainqueur, pénétrant versus un féminin passif, soumis, pris et défait. Nous ne recherchions pas suffisamment à provoquer le désir de  notre partenaire, car nous étions persuadés que dans le mouvement nous lui offririons d’accéder au plaisir, au fond que la fin justifiait les moyens. Notre gaucherie et notre terreur de provoquer une grossesse n’expliquaient ni n’excusaient de tels comportements. Nous n’avions pas encore compris que les femmes revendiquaient le droit à l’initiative et commençaient à exiger que le partage sexuel les amène à l’orgasme, désormais un droit.

D’autres hommes, bien pires, se contentaient de satisfaire leur désir sans se soucier de la femme qu’ils utilisaient et  la réduisaient ainsi au statut de sex toys, d’objets sexuels, dont même la qualité de sujet humain se trouvait ainsi niée. Ces violences détestables existent toujours, bien malheureusement. Ces butors croient connaitre et posséder ce que Louis Calaferte nomme « la mécanique des femmes ».  Ils n’ont pas compris que leur système de pensée les soumet eux mêmes à l’obligation de se conformer à des canons de virilité coercitifs, à devoir toujours  prouver davantage leur puissance sexuelle, à refuser la part féminine qui existe en chacun de nous, et les conduit à l’homophobie. En fait ils ne le savent pas mais ils ont peur: peur de pas démontrer en suffisance leur libido, peur des femmes, peur de la prise de pouvoir par les femmes. De la stupidité faite homme, à l’image de celle des xénophobes qui redoutent « le grand remplacement » (Renaud Camus). Ils relèvent, selon les cas, du soin ou de la sanction, parfois des deux.

J’ai évoqué la générosité des femmes à mon égard: ce sont elles, au fil des années, qui m’ont guéri de cette vision asymétrique des relations femme-homme, sur tous les plans, qui m’ont appris à considérer chacune comme mon égale, sur tous les plans, qui m’ont enseigné le respect dû à chaque humain, sur tous les plans. Je crois n’avoir jamais manqué à la décence, encore moins à l’honneur mais je vous dois, vous les femmes, d’avoir compris l’immense dignité qui préside à l’expression du refus, tout comme de l’acceptation, et  plus encore de l’invite. Je ne saurais trouver les mots pour exprimer la gratitude que je dois aux femmes qui m’ont donné la vie, sauvé la vie ( ma mère), appris la vie (elle et quelques autres). Il n’y a nul mea culpa dans ce texte,   mais le dessin d’un parcours humain. Né, je le répète, il y a plus de trois quarts de siècle, j’ai vécu avec mon temps, encore que mon caractère rebelle se soit toujours insurgé contre les limites imposées aux libertés, contre les injustices et les inégalités. Encore fallait-il en prendre conscience, le cycle des habitudes est le pire ennemi de la lucidité. Et l’infériorité imposée à la condition féminine , les privilèges inhérents à la condition masculine, étaient  de ces habitudes qu’il a fallu apprendre à déceler et identifier comme telles. Des grandes figures historiques, toutes descendantes d’Antigone (Olympe de Gouges, George Sand, Louise Michel, Marie Curie) , des mouvements comme les suffragettes britanniques, le women’s lib américain, les « pétroleuses » françaises, les féministes du monde entier jusqu’aux plus actuelles (Rosa Parks, Simone Veil, Elisabeth Badinter, Sylviane Agacinski…) m’ont tellement soutenu dans mon évolution. Les leçons reçues de ces femmes ont profondément modifié ma compréhension du monde, nourri ma réflexion sur l’égalité, enrichi l’évidence de toutes les formes de respect que chacun doit au féminin. Le XXème siècle est celui où de puissants mouvements, sociaux, politiques, intellectuels permirent d’arracher de nouveaux droits, d’imposer des réformes législatives, et par exemple de promulguer la Déclaration pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes (ONU, 1993). Et aussi toutes les femmes que ma vie (professionnelle, personnelle, sociale) m’a conduit à rencontrer, avec qui j’ai pu partager des idées ou des émotions ont par petites touches continué à modifier ce qui devait l’être. J’ai aussi peu à peu compris que les femmes des générations qui m’ont précédé ont subi, peu ou prou, une forme de maltraitance masculine, et qu’en dépit de leur forte résilience forgée depuis des siècles, elles n’ont pas toujours eu leur part de bonheur ou le droit d’accéder au destin qu’elles souhaitaient. La prise de conscience des inconduites des hommes de ce passé renforce naturellement ma détermination à être solidaire des femmes dans ce mouvement révolutionnaire dont elles revendiquent l’initiative et la responsabilité.

Je mesure que ce texte n’a pas le caractère organisé qui préside habituellement à mes exercices d’écriture. Car il ne théorise pas, il ne démontre pas, il témoigne d’un cheminement, d’un parcours. Il veut illustrer, sur près de huit décennies,  la distance qui sépare les émotions et les comportements d’un adolescent de ceux d’un jeune adulte, les affects et les manières d’un homme de la maturité de celles du même à l’automne puis à l’hiver de sa vie. Relisant ces lignes je n’éprouve ni regret ni nostalgie de ce qu’elles révèlent de moi et des mondes que j’ai connu. Il faut dire les choses, avec sincérité et tact, même si elles embarrassent, surtout si elles troublent. Camus encore: « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ».