Archives mensuelles : octobre 2014

Notule H.S. 7: Modiano, Quignard et le prix Nobel

Il y a quelques minutes le Comité Nobel a attribué le prix de littérature 2014 à Patrick Modiano.

Patrick Modiano est un grand, très grand écrivain, dont je pense avoir tout lu depuis  « La place de l’Etoile », son premier livre jusqu’à « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier » paru il y a quelques jours. Mais quels que soient le charme, l’envoûtement ressentis à la lecture de chacun de ses ouvrages (une trentaine) il s’agit en fait toujours du même livre. Répétitivement, Modiano explore avec inquiétude, scrupules, entêtement le (son?) passé, à la recherche de l’enfant intranquille, de la mère défaillante, du souvenir effacé, du monde obscur et inquiétant du Paris de l’occupation et des années suivantes (celles de sa propre enfance). Il ne connait qu’un seul genre, les récits différent mais il s’agit finalement  de toujours la même histoire. Toutefois le style est reconnaissable entre tous et indexe un grand écrivain.

Pascal Quignard, de la même génération, une enfance douloureuse aussi avec de longues périodes de mutisme, offre, lui, une oeuvre foisonnante et polymorphe qui ne refuse aucun genre et embrasse tout l’empan de la littérature. Il écrit certes des romans des « Escaliers de Chambord » ou  » Le salon du Wurtenberg » les plus anciens à « Terrasse à Rome », « Villa Amalia » ou « Les solidarités mystérieuses » plus récemment. Mais aussi quantité d’essais qui traitent de ses lieux de prédilection: le silence, la rupture, la mort, le sexe, les langues et littératures anciennes (incomparable érudition). La musique et l’écriture s’y rapportant (« Tous les matins du monde ») occupent une place essentielle dans sa vie comme dans son oeuvre. Un peu rapidement je dirai qu’il se situe dans la lignée des Blanchot, Bataille, Lévinas. Son style est inimitable . Par sa puissance, sa diversité, sa profondeur, l’ampleur de sa quête Quignard est un écrivain considérable qui méritait absolument, enfin, le Prix Nobel.

Un (mauvais) exemple de la dérive perverse de l’ultra libéralisme appliqué à l’homme neuro économique

Je ne résiste pas  au plaisir de partager avec mes lecteurs l’argument du prochain séminaire organisé par l’IRI, Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Pompidou, dirigé par Bernard Stiegler et Antoinette Rouvroy, sous le titre: Le régime de vérité numérique : de la gouvernementalité à l’état de droit algorithmique.

« La captation massive de données et leur traitement par des algorithmes, rendus possibles grâce aux technologies numériques, semblent aboutir à l’émergence de nouveaux types de savoirs, dont l’objectivité paraît absolue, sous prétexte qu’elle ne dépendrait d’aucune hypothèse, d’aucune évaluation ou d’aucun jugement humain, mais dériverait directement du calcul automatique effectué sur des données brutes enregistrées par des systèmes computationnels. Cependant, les profilages ainsi établis sur la base de corrélations statistiques, s’ils suspendent tout type d’intervention subjective, demeurent indisponibles et imperceptibles pour les individus, auxquels ils sont néanmoins appliqués. Ces mesures permettent en effet d’anticiper leurs conduites dans la mesure seulement où elles affectent leurs désirs et leurs volontés (et les détruisent dans leur singularité), en reconfigurant constamment et en temps réel leurs environnements physiques et informationnels.  Loin de produire un savoir à propos du monde social, que les sujets pourraient s’approprier, penser et questionner collectivement, cette « rationalité » algorithmique constitue donc un mode de gouvernement inédit, fondé sur un type de dogmatisation nouveau, qui prend de vitesse toute possibilité de critique, de discussion, ou de mise à l’épreuve, en s’imposant au nom du réalisme numérique. 
 
Cependant, le débat public entre pairs, à l’origine de toute discipline rationnelle, ne peut se penser indépendamment d’un milieu mnémotechnique, aujourd’hui numérique, à travers lequel seulement les individus peuvent s’adresser les uns aux autres au moyen d’un appareil symbolique et signifiant. Si les caractéristiques propres au numérique modifient en profondeur la transmission et l’élaboration des connaissances et imposent de redéfinir les conditions de la parité et de la certification, c’est en tant qu’elles constituent de nouvelles possibilités pour les savoirs, et non seulement des moyens de traiter computationnellement de l’information. L’automatisation et la vitesse du calcul, tout comme l’accès à une quantité massive de données et la puissance des algorithmes, qui sont de fait mis au service d’un comportementalisme numérique, contiennent donc, en droit, la promesse d’un nouveau régime de vérité. Mais, en désamorçant les situations d’incertitude, en court-circuitant le temps de la réflexivité, en neutralisant la nécessité d’interpréter et de décider, c’est justement le passage de cet état de fait à un état de droit que menace la gouvernementalité algorithmique. »

Chacun peut mesurer que l’arrivée des Big Data et de leur traitement algorithmique nous impose, nous inflige une « réalité » pseudo objective, inaccessible au commun des mortels, pire masquée, souterraine, non conscientisable et, in fine, un mode de gouvernance et obscur et puissant et mondialisé. Un monde où le désir est pressenti, voire crée par le système de traitement  de ces gigantesques, colossales et incommensurables  données analysées à la vitesse de la lumière.

J’appelle donc à une insurrection démocratique pour contrôler ces systèmes qui nous contrôlent, par une action sur les êtres humains qui mettent en place ces organisations monstrueuses, et par des positions, obligations et interdictions déterminées, par les législateurs de tous les pays pour revenir, très précisément à un état de droit. Notre liberté est à  ce prix.