Une flamme s’est éteinte, une flamme olympienne et nous voici réunis, dans cette église, à Cambiac la tant aimée, tous affligés, tous pleins de gratitude à l’égard de l’homme d’exception qui s’en est allé. Nous sommes ensemble certes pour accompagner Marc, mon frère de cœur, vers les ailleurs, mais surtout, surtout pour célébrer une vie et maintenir ce qu’il nous a transmis : l’amour indéfectible des siens, le culte de la beauté, la passion immodérée de toutes les cultures, la pratique éminente de la psychanalyse, le gout des voyages, souvent lointains. En tout il incarnait naturellement l’élégance dans ses pensées, ses émotions, sa relation aux autres, dans la vie quotidienne, en parfait « gentleman ». Aujourd’hui ma réflexion et mes émotions sont inspirées par une simple évidence : aussi longtemps que nous garderons Marc en chacun de nous il ne sera pas mort. Marc vivra dans l’amour et le souvenir que tous nous protégerons en notre cœur.
À Marie -Thérèse, à Elsa et Adrien, à Louis et Charles, à Geneviève : il ne m’appartient pas de dire quel époux, père, grand père, frère il fut dans le soin, la tendresse, la présence, l’autorité parfois ; et l’humour toujours présent. Vous l’avez vécu et vous continuerez de l’éprouver dans vos souvenirs, éternellement, car pour sa famille aussi il est un homme qui n’a cessé de transmettre. Un exemple et parfois un silence, par pudeur ou pour protéger, ne pas vous inquiéter avec sa santé défaillante.
Marc et Marie Thérèse sont des toxicomanes de la culture, de toutes les cultures : ils dévorent les livres, des grands classiques aux nouveautés de qualité, courent les musées de par le monde, fréquentent assidument les salles de cinéma et les théâtres, visitent les cathédrales et les monuments historiques. Chez eux de magnifiques collections entretiennent ce sentiment de la beauté qui est leur souffle naturel, mais nécessaire.
Marc exerça la psychanalyse comme un artiste, au plus près des inconscients, le sien comme celui des patients, s’appuyant sur les mythologies, les tragiques grecs ou Shakespeare plus que sur les querelles picrocholines entre les tenants de telle ou telle théorie. Il utilisait la psychanalyse comme un outil précieux pour aider les patients à trouver- ou retrouver- leurs meilleurs fonctionnements et se refusait à les utiliser pour valider telle ou telle hypothèse alors en débat. Il nous arrivait, dans le respect absolu de l’éthique psychanalytique, d’évoquer tel cas connu de nous deux. J’étais toujours frappé par la lucidité de son écoute et de son interprétation, la rigueur de son élaboration théorique et les références littéraires qui illustraient et éclairaient la situation.
L’Esprit des Lumières et l’universalisme habitaient Marc ; cette référence et sa dévorante curiosité le conduisirent à chercher les beautés du monde et des genres humains partout sur cette terre qu’il parcourut en grand voyageur, tout aussi érudit qu’infatigable. En citoyen du monde il voulait tout connaitre de ses beautés, en humaniste il cultivait l’anthropologie des cultures si diverses.
Après cet hommage officiel si sincère je dois laisser parler mon cœur : le dialogue entre Marc et moi a été ininterrompu depuis un demi- siècle et singulièrement ces derniers temps quand la camarde est venue frapper à la porte. La tragédie révèle la vérité des êtres et le malheur qui l’a atteint a donné à nos échanges une profondeur et une vérité nouvelles. Grace à ses mots, soigneusement choisis et parfois retenus, j’ai pris la mesure d’un homme de courage, de persévérance, de responsabilité (il devait protéger les siens, même ses amis, même moi, du pronostic fatal), un homme de solitude voulue et d’altitude naturelle. Une seule fois il m’avoua, il y a quelques semaines, après de nouvelles péripéties médicales : « Je suis sceptique sur l’issue mais je l’accepte ». Quel aveu, quel cadeau, quel partage fraternel ! Quelques minutes plus tard, tout naturellement, il prenait des nouvelles des miens, de mes lectures. La vie continuait, cela devait être ainsi. Cet homme si bon s’infligeait à lui-même les exigences d’un caractère d’acier. Cet homme, si bienveillant avec les autres, s’enfermait dans le désert de son ultime parcours. L’esthète romantique était aussi un soldat, impavidus in proelio. Un soldat dans son âme et aussi un tendre facilement ému par les siens qu’il chérissait, ou par un arbre, une fleur, une sculpture, une musique. Nul ne pouvait prétendre à la connaissance de son intimité, farouchement protégée. Je ne sais donc pas clairement la relation qu’il entretenait avec sa propre disparition, tant il était soucieux de ne pas créer d’inquiétude à ses proches.
Mais je sais toutefois ceci, au risque de vous surprendre, voire de vous heurter : il est bon que ce martyre ait trouvé sa fin, pour un homme lucide qui a pu ainsi mourir vivant plutôt que de vivre mort interminablement dans la machinerie de l’obstination médicale. Marc n’a pas oublié les vers de son poète aimé , Baudelaire : « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre ». Si il est souhaitable d’ajouter de la vie au temps, il me parait intempestif de prolonger dans le temps une vie qui n’est plus la vie.
Face au malheur qui accable cette famille amie, je ne vous ferai pas offense en disant ma peine profonde d’avoir perdu celui qui, au long des si nombreuses décennies fut successivement un élève brillant, un collègue apprécié, un ami incomparable et surtout un intime confident, un frère de cœur, je n’en connais point d’autre.
Face à Thanatos aujourd’hui si présent nous sommes, toutes et tous, les porteurs de l’espérance d’Éros soutenu par nos souvenirs et notre gratitude.
Cher Marc, tu es pour nous immortel et j’achève cette prière laïque et fraternelle en citant notre poète incomparable, Victor Hugo :
« Tu n’es plus là où tu étais,
Mais tu es toujours là où je suis »
Pin Balma
Ce 5 janvier 2023 Henri SZTULMAN