EX ABRUPTO

Il faut bien commencer.
Mais comment continuer sans céder au narcissisme voire à l’exhibitionnisme ni se limiter à l’anecdote ou au commentaire? Le style, sans doute, mais pour moi, pourtant si attentif à la beauté de la langue, il ne saurait l’emporter sur le contenu, même si je n’ignore pas que le fond et la forme entretiennent d’étranges échanges de subversion et de fertilisation réciproques . Cette tentation de l’écriture, parfois urgente nécessité, parfois brulante passion, souvent muette, m’accompagne depuis longtemps mais ne se traduit que par de courts textes, souvent en voyage, qui décrivent mes découvertes et ce qu’elles m’enseignent. Ou d’autres, souvent légers, parfois ombreux, qui disent mes humeurs. J’aimerais avoir le détachement de Montaigne qui de son quotidien tira une musique et aades philosophies.
Au fond je ne sais pas trop ce qui me démange, quel est ce prurit et où s’inscrirait une éventuelle utilité. S’agirait-il d’une activité auto érotique sans autre finalité que de satisfaire cet autre vice impuni: l’écriture ( Valery Larbaud désignait ainsi la lecture)?
Peu me chaud finalement. Il me plait de laisser les mots venir (parfois avant la réflexion qu’ils précédent et éclairent), de croiser les inventions synaptiques cérébrales avec les merveilles de la pensée raisonnée, de marier intuitions et démonstration, poésie si j’y parviens et cybernétique. Cette nouvelle machine est l’occasion de me mettre au travail. L’écriture requiert un travail, le travail de l’écriture (n’est-ce pas cher Garcia Marquez oeuvrant toujours dans votre bleu d’ouvrier?) comme la maternité, ou le deuil, ou le transport amoureux, ou le suprême travail de la pensée. Oui vraiment il le faut pour ne pas sombrer dans la banalité ridicule d’une fin de vie, dans les plaintes de ce qui est progressivement retiré ou l’indifférence glacée d’un détachement sénile.
Mais aussi la vie est là, qui habite mon corps, occupe mes pensées, enchante mes émotions, conduit mes actes; je souhaite en témoigner, non par optimisme béat mais par la force même de son souffle qui transcende les misères de ce corps, la part obscure de ces pensées, la mélancolie de certaines émotions et les limites que le temps fixe à ces actes. La vie, oui la vie qu’il me revient de faire belle, qui ne le sera que si je le veux, encore et encore, la vie ces moments merveilleux…dont la mort n’est jamais que la fin inéluctable.

J’avais souhaité commencer ces écritures le 1er mai, symboliquement, en souvenir des combats sanglants, en particulier à Chicago (1886) et à Fourmies, dans le nord de la France (1891), pour obtenir des conditions de travail décentes et par la suite instaurer une fête du travail, ou mieux, des travailleurs, le 1er Mai. Cette date est désormais célébrée dans le monde entier.
Mais quelques difficultés techniques ont retardé de quelques jours la mise en route de ce « blog », que j’aime autant nommer bloc-notes, en amour de la langue française, dans lequel je m’exprimerai à l’occasion et selon l’humeur; j’insérerai aussi des textes déjà écrits mais publiés dans des livres, revues ou journaux mais que je considère comme toujours actuels.

Pour commencer voici un papier publié dans Le Monde, il y a quelques années, au début de la « crise » qui n’est toujours pas achevée:

L’AVENIR D’UNE DESILLUSION :

« Nous vivons une bien étrange époque et découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie »
Sigmund Freud

Un monde défunt accouche douloureusement d’un monde en devenir. Le séisme financier, économique, social et peut-être politique fait vaciller la planète et menace l’identité psychique de chacun d’entre nous.

Le monde dans lequel nous vivons encore s’éloigne de l’humain : pensées orientées, émotions dénaturées, termes des échanges falsifiés, vision purement quantitative du développement, création de maladies de civilisation et de néo besoins, expulsion politique de la figure de l’étranger, ségrégation sociale des égarés de la maladie physique ou psychique, exportations des conflits sur les terres les plus démunies, manipulation de l’idéal démocratique à travers une opinion publique modelée par les puissances d’argent.

Quel est donc l’impact de ces mutations du monde global sur la structuration individuelle du sujet, des spasmes actuels de l’ultra libéralisme et de la technologisation des échanges sur le psychisme humain et son identité ? Privé de ses repères, l’homme post-moderne, anonyme, interchangeable et solitaire, manque d’une organisation interne robuste et durable ; sans identifications il ne peut y avoir de construction durable de l’identité. Si je ne peux me bâtir au sein d’une réalité qui tout à la fois se dérobe et m’échappe, je ne suis pas en mesure d’en saisir le principe et de me l’approprier ; il ne me reste que le plaisir, la jouissance illusoire, dangereuse, mortelle du « tout, tout de suite » si bien exploitée par les techniques marchandes et la virtualisation des transactions. Une société qui réduit l’esprit à la matière, qui traite les sujets comme des objets négociables, le désir comme un besoin, ne peut que renvoyer chacun à sa part obscure et dissimulée, au négatif qui nous habite tous.

Du coté des puissants de ce monde en défaillance la crise peut se lire comme la résultante de profonds mouvements régressifs :
– l’avidité orale d’abord, la cupidité inassouvissable, « greed », la rapacité insatiable, le besoin de tout prendre, à tout prix, de tout avoir sans limites, dans la servitude toxicomaniaque au principe de plaisir, une fuite sans fin ;
– -la rétention anale ensuite, l’exigence de tout garder, de ne rien restituer, de conserver à son seul usage les richesses ainsi accumulées et les pouvoirs qu’elles procurent, dans l’asservissement passif aux reliquats de la mégalomanie infantile : maîtriser, contrôler le monde, exercer cyniquement, voire sadiquement une emprise sur l’autre.

Mais pour les peuples et les personnes, quel sera l’avenir de ces désillusions, de ces malgouvernances qui sont des maltraitances d’Etat ? Cette banqueroute systémique ne peut conduire, dans un premier temps, qu’à plus d’exclusions (par le nombre d’exclus et par la violence de ces mouvements de rejets) et à des modes de fonctionnements psychiques, individuels et collectifs, plus régressifs, plus dépressifs, plus agressifs ; le monde, anxieux, souffre et peut ne pas cesser de souffrir.

Plus régressifs : après cette religion mondiale qui magnifiait le quantitatif, l’évaluable, le simple, le visible, le consommable, le rentable, le rapide, le matériel, pour tout dire l’objet au détriment du sujet, la phobie d’un avenir incertain et imprévisible renvoie à un passé plus lisible, au « bon vieux temps », à un monde ancien moins incertain, plus simple et plus réel.
Plus dépressifs : la décroissance sociale, le déclin économique, outre qu’ils nourrissent les angoisses à la fois réelles (l’emploi, le logement, la santé) et archaïques (le sentiment d’être seul au monde, sans secours ni recours, le retour à la détresse originelle) sont vécus comme autant de rabaissements humiliants, de blessures narcissiques conduisant à la dépressivité.
Plus agressifs : il n’est pas d’explosif plus dangereux que l’alliage de l’injustice et de l’impuissance, les politiques ne devraient pas l’oublier. Sont ainsi réactivés les pulsions les plus archaïques, les instincts les plus primitifs ; la peur de l’avenir, pour soi, pour ses enfants induit des attitudes frileuses, anxieuses mais aussi furieuses : la recherche d’une autorité qui restaurera le narcissisme et garantira un ordre, même au détriment des libertés fondamentales. Les raisins de la colère peuvent dévaster les sociétés les plus cultivées et structurées, l’histoire n’a cessé d’en témoigner.

Mais la crise n’est pas que Thanatos, c’est aussi une chance. La crise, le conflit sont consubstantiellement liés à la vie, à Eros. Il y a là une occasion unique pour désincarcérer le monde du modèle monstrueux dans lequel nous vivons encore : mensonger, absurde, factice et artificiel, truqué et hypocrite. Un monde où l’homme est réduit à un misérable petit tas de neurones, à une alchimie d’acides aminés ou à d’improbables circuits bio électriques. Un monde où le sujet, fils du siècle des Lumières, serait réduit au statut de variable d’ajustement, mesurable et mesuré, formaté et prédictible, et s’effacerait au profit de l’homme comportemental et neuro-économique. Un monde où l’Esprit s’incline devant l’imposture d’une pensée dominante marquée par le conservatisme, le scientisme, la marchandisation de la personne, soit une véritable forfaiture. La crise peut ainsi conduire à un mouvement naturel de libération à condition que les plus résilients d’entre nous évitent la maladie de la crise, la crise malade d’elle-même, en la pensant, en l’élaborant, en nous offrant l’opportunité de bâtir un monde neuf et propre.

Il faut revenir aux fondamentaux qui ont pour noms : l’homme, ses origines, son destin, sa finitude, la dérisoire précarité de sa traversée en même temps que la certitude de son sens. L’homme comme totalité, voire comme totalité infinie et non comme une multiplicité d’états détachables et soumis à des manipulations de circonstance. L’homme, par nature unique, indivisible et irréductible à tout modèle totalisant, l’homme qui veut ne pas subir, qui sait dire non et demeurer un pousseur inlassable de rochers, mais cette fois ci jusqu’au sommet de la montagne, pour mieux découvrir les autres chaînes qu’elle masquait, en éternel amoureux de la liberté et de la beauté, comme principes et volontés.

Henri Sztulman

Le Monde, 28/02/2009

12 réflexions au sujet de « EX ABRUPTO »

  1. Ecrire pour ne pas subir et surtout ne pas faire subir.
    Ecrire, compromis avec le dire qui ne peut se dire.
    Il il y a tant à dire ! Tant à lire ! Tant à écrire !
    Bravo pour ce blog naissant !
    Ecrire, pour vous, une promesse à tenir.
    Vous lire , pour nous, une promesse à vous soutenir.
    Bonne route ! MJA

  2. Je ai été la navigation en ligne plus de 3 heures aujourd’hui , mais je ne ai jamais trouvé un article informatif comme la vôtre . Il est assez jolie peine pour moi . À mon avis , si tous les propriétaires de sites Web et les blogueurs ont bien contenu que vous avez fait , l’Internet sera beaucoup plus utile que jamais .

  3. Cher Monsieur,
    A la lecture de votre étude sur Rimbaud, deux souvenirs sont remontés dans mon esprit. Permettez- que je les évoque ici, sur ce commentaire non laudatif, mille excuses ! (Que votre narcissisme n’en souffre pas trop, je suis totalement inculte ce qui me laisse une liberté d’humeur d’une grande inconscience).
    Voilà : j’avais un ami artiste peintre, toulousain, dont je ne vous dirai pas le nom ici, qui m’a confié un jour sa grande frustration. Il était malheureux lors d’une exposition et avait fini par ne plus s’y rendre. C’est que devant une œuvre, la technique employée par l’artiste, lui sautait au visage, l’accaparait, effaçait tout autre sentiment de plaisir.
    Le second exemple est celui d’un musicien clarinettiste. A l’écoute d’un morceau de musique il déchiffre automatiquement et ce moment de plaisir se transforme en un défilé de notes dans sa tête à tel point qu’il regrette souvent d’avoir appris le solfège.
    Des cas qui n’ont certainement pas de secrets pour un psychiatre.
    J’ai cru comprendre que vous aimez écrire, que vous avez un grand projet de roman. A l’aune de vos analyses est-ce qu’un seul héros pourra sortir indemne ?
    Pour moi c’est cauchemardesque ce travail sur Rimbaud. Je regardais Rimbaud comme un Dieu mystérieux, si beau, si jeune ! Que nous dites-vous ? Qu’il se masturbait à longueur de journée ? Alors, derrière ces poèmes flamboyants il y a les secousses jouissives, un père absent, une mère étayée de rigidité et de froideur ?
    J’ai une inquiétude : comment allez-vous faire pour laisser vivre leurs passions tranquillement à vos héros ?
    Bonne écriture cependant ! Je guette votre futur livre.
    Une future lectrice.

    1. Chère Madame,

      Soyez remerciée pour votre commentaire qui me fournit l’opportunité de préciser quelques points.

      Mon travail de lecture de Rimbaud se veut d’abord sensible; il y a soixante ans que je le pratique m’autorisant ainsi une certaine familiarité, sans pour autant interdire au psychanalyste que je suis de faire entendre sa voix.

      Précisément il ne s’agit en aucune façon de proposer une théorie psychanalytique de cette oeuvre mais de comprendre, ou d’essayer de saisir, comment se sont construites cette vie et ses créations. Je ne tente pas de « démonter » Arthur comme le font, chacun dans leur art, vos malheureux peintre et clarinettiste. Non, je souhaite cependant comprendre sans rien retirer à la magie que cette poésie et cette existence exercent sur moi et sans doute sur vous. Et pour quiconque, génie inclus, les caractères des parents et les aléas de la vie ont une importance certaine.

      Enfin ce que vous avez lu ne représente qu’une esquisse. J’ai depuis repris, complété, modifié ce texte, qui dans sa nouvelle version attend son éditeur. Il ne s’agit pas d’un roman mais d’une étude, d’une lecture personnelle et aussi d’un hommage. J’espère que ce livre vous plaira.

      Ultime remarque: la masturbation est évoquée par Arthur lui même et je n’y consacre qu’une ligne en cent pages.

  4. C’était exagéré … Je le reconnais, une ligne seulement.
    Mais que diriez-vous si Vitalie débarquait chez vous furieuse ? Tac, tac, entendez-vous son pas décidé dans l’escalier ? Elle vous menace de son parapluie de paysanne, de son regard sauvage.
    – Malotru ! Bandit ! Qu’avez-vous écrit sur nous sans ma permission ? Mon fils adoré ne vous doit rien ! Fichez-lui la paix ! C’est cet autre, à Bergasse, là-bas qui vous a monté la tête ? Il n’a même pas été capable de défendre les filles, élevées dans la violence, subissant des abus réels ! Je le lui ferai avaler son Œdipe !
    Là, elle vous prendrait d’une poigne terrible par la peau du cou et, vlan, vous enfermerait dans un sac ! Lorsque vous seriez enfin délivré, que vous émergeriez de votre nuit, vous vous rendriez compte que vous êtes une femme, que vous avez un fils, Arthur, et vous lui raconteriez votre histoire….
    Je m’emballe ! J’appréhende que l’on puisse faire du mal à Arthur Rimbaud, ainsi qu’à d’autres adolescents d’ailleurs, en exhibant par écrit leurs secrets. Savez-vous qui peut les lire ? Quelqu’un de mal intentionné peut-être ?
    Mais je suis certaine que votre livre sera plein d’humanité.

    1. Chère Madame,

      Quelle vivacité, quelle fougue pour soutenir une improbable cause! Je comprends pourquoi vous publiez ces commentaires dans EX ABRUPTO et non à la suite de l’esquisse sur Arthur Rimbaud…

      Je vous rassure: vous pourrez lire dans le livre à venir une vision très différente de Vitalie, la « mother » mais aussi une des femmes les plus diffamées de l’histoire littéraire.

      Pour autant je ne puis pas laisser passer sans répondre vos attaques contre Sigmund, non par idolâtrie, mais parce que son travail révolutionnaire doit être replacé dans le contexte historique, soit il y a plus d’un siècle. Lui même reconnaissait bien volontiers qu’il ne comprenait rien au féminin, ce « continent noir ».

      Enfin j’estime qu’il n’y a aucune raison de protéger les grands créateurs, après leur disparition, d’une approche critique, respectueuse mais libre. Sinon à quoi serviraient les essayistes, les critiques littéraires, les biographes?

      Je vous remercie de m’avoir permis de préciser ces différents points.

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