Je dois à Michel Foucault, dont le cours au Collège de France sur Subjectivité et Vérité (1980-1981) vient d’être enfin publié, quelques découvertes savoureuses dans la littérature sur l’éléphant comme modèle et blason de la bonne conduite conjugale.
Dans son « Introduction à la vie dévote » François de Sales écrit ainsi: « L’éléphant n’est évidemment qu’une grosse bête, mais c’est la plus digne qui vive sur la terre et l’une de celles qui ont le plus de sens. Je veux dire un trait de son honnêteté. L’éléphant ne change jamais de femelle et aime tendrement celle qu’il a choisie, avec laquelle cependant il ne parie que de trois ans en trois ans, et cela pour cinq jours seulement et si secrètement que jamais il n’est vu en cet acte. Je l’ai bien vu pourtant le sixième jour, jour auquel avant toute chose il va droit à quelque rivière, en laquelle il se lave entièrement tout le corps, sans vouloir aucunement retourner au troupeau avant qu’il ne soit purifié. Ne sont-ce pas de belles et honnêtes humeurs de la part d’un tel animal? » A quelques nuances près, Aristote, Pline et, plus proche de nous, Buffon confirment ces édifiantes descriptions du comportement sexuel de l’éléphant en sa majesté.
Pour parler en vérité je ne suis pas assuré que mon affectueuse inclination pour les éléphants trouve sa source dans ces conduites d’abstinence pluri annuelle et de fidélité éternelle. Je dois plutôt chercher dans le si beau roman de Romain Gary, Les racines du ciel, les fondements de cet attachement d’une vie entière, encore aujourd’hui (et aussi dans sa Lettre à l’éléphant). Pour moi, comme pour Gary, les éléphants depuis toujours poursuivis, traqués et finalement abattus pour la viande, l’ivoire et enfin pour le plaisir de rapporter un trophée, représentent la dernière innocence de l’homme. Ce n’est pas un hasard si dans les camps de concentration, certains prisonniers habitaient leur liberté en imaginant les puissants troupeaux d’éléphants traversant, dans leur puissance infinie, les sombres nuages de poussière qu’ils soulevaient, les trépidations de tremblement de terre, et le bruit assourdissant du tonnerre les plaines de l’Afrique. Eux, les concentrationnaires, enfermés, vivaient ainsi des images de leur liberté perdue et espérée, dans la liberté vivante et irrésistible des troupeaux d’élégants, icônes de la liberté libre. « Unstoppable » me disait un pisteur du parc Kruger, en parlant de ses amis éléphants quand quiconque voulait entraver leur liberté.
Mais aussi des éléphants nous connaissons la sagesse et la mémoire. Au moment de quitter le laboratoire de recherche que j’avais, avec quelques autres, créé puis dirigé pendant tant d’années, je rapportais à mes collègues et aux jeunes chercheurs doctorants, le conte africain suivant:
« Savane sèche ; lumière crue saturée de chaleur ; troupeaux d’éléphants, en surnombre et en quête de nourriture, destruction de cultures humaines. C’était dans les années 1980, au parc Kruger, en Afrique du Sud. Pour ces éléphants la mort menaçait dans la poussière d’un été ne connaissant pas de répit.
L’instinct de préservation de l’espèce, immémorial, qui habitait ces éléphants, avait indiqué jusque-là aux vieux mâles dominants de se regrouper près d’oasis dont ils connaissaient la présence, pour s’y être abreuvés, éléphanteaux, titubant entre les pattes de leurs mères. De ces lointaines fêtes de boue et d’aspersion joyeuse, salvatrice, ils nourrissaient leur mémoire, leurs mémoires d’éléphants.
Mais le soleil implacable frappait aussi la terre des hommes, leurs illusions de grandeur, leur bonne conscience et leurs tentations. Puisque la famine allait décimer les troupeaux
ils se devaient de sauver l’espèce, de préserver l’avenir, d’intervenir avec leur intelligence, toute neuve, de l’Afrique. Peut-être aussi y avait-il quelque intérêt à se séparer des plus nobles animaux, les anciens dont les longues défenses d’ivoire lisse promettaient de substantielles transactions…
Ainsi les hommes, canons huilés, gâchettes prêtes, autorisés par une prétendue nécessité exterminèrent, avec le calme froid de l’acier et la jubilation du meurtre, les plus vieux, les plus beaux des éléphants, cuir épais et trompes lasses, pattes usées d’avoir mené leurs troupes de sécheresse en oasis. Ils les tuèrent pour que les plus jeunes puissent se nourrir et qu’il était jugé, par les troupeaux d’humains, que leur temps était venu.
Mais le soleil dévastateur maintenant sa puissance de feu, les jeunes éléphants paniqués, démunis, désorganisés s’agitaient, barrissant dans la sécheresse de l’aube au crépuscule. Le troupeau chancelait, vulnérable, fragilisé, désorienté. Et les hommes, devant la menace de la mort généralisée, demeuraient sans voix ni voies.
Ce fut une tribu nomade de Kikuyus, au langage cliqué et au sourire entendu, qui rapporta aux régulateurs qu’en supprimant les vieux éléphants, ils venaient de mutiler la mémoire du troupeau. La mémoire des points d’eau. La mémoire de la vie.
Qu’ils avaient réduit à néant une culture, une histoire, individuelle et collective. Et que la maladie de la mort serait leur ultime signature ».
Naturellement les jeunes chercheurs furent sensibles au message symbolique mais mes collègues et donc successeurs n’en tinrent aucun compte, comme il était prévisible, s’empressant de démembrer ce qu’un travail de tant d’années avait construit, au nom de l’ordre nouveau.
Ce nouvel ordre du monde, inscrit dans une mutation planétaire dévastatrice, ne connait que le quantitatif, l’évaluable, le simple, le visible, le consommable, le rentable , le rapide, le matériel.
Pour moi les éléphants décimés, massacrés, représentent à l’évidence tout ce qui est désormais menacé d’extinction, au nom d’un « progrès » universel qui ignore l’histoire des peuples comme celle des individus, croit que les moyens de transport des humains comme des marchandises suppriment la géographie, obéit à une nouvelle religion, celle de l’évidence, et a créé un nouveau dieu: l’efficacité au service du profit. Je dis que l’assassinat des éléphants, ou d’autre espèces sauvages et libres, n’est pas sans lien avec les guerres ethniques et religieuses qui ensanglantent le monde (tout en préservant fallacieusement les grandes puissances). Je dis aussi que la seule recherche du lucre tue ce qui est l’essence même de l’humanité, soit la liberté et la beauté. Je dis encore que ce matérialisme intégral et intégriste qui traque l’inutile (selon le système) finira enfin par nier la place essentielle de l’homme lui même, supplanté par les robots qu’il aura créé pour le soulager et qui le domineront, car l’intelligence artificielle ne connait pas de limites, à la différence du cerveau humain. A quelques anachronismes près, l’humanité n’a plus besoin de monstres tératologiques (Staline, Hitler, Mao…), pour se suicider, chacun de ses membres y contribuant à sa manière.
Mais je ne peux m’empêcher de demeurer un humaniste optimiste, au nom de la vie et de la capacité infinie de résistance et de créativité de l’humain. Si nous le voulons.Et je le veux.
Voila pourquoi j’aime les éléphants symboles de la résistance à la soumission et à la servitude.
Voila pourquoi j’aime le vivant, parce que la vie aussi refuse l’asservissement et l’esclavage.
Un homme, récemment disparu, a illustré au zénith de l’humanité ces capacités de résistance, de résilience et de résurgence: il s’appelle, pour toujours, Nelson Mandela.
Plus qu’une administration de la preuve de ce que je soutiens de l’expérience d’une vie, j’ai plaisir à partager avec vous quelques citations de deux grands poètes et grands résistants aussi:
« Le vrai courage, c’est, au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Être le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser »
« Il y a des moments où l’on comprend que la vie n’est elle-même que si quelque chose dépasse ce qu’on appelle simplement vivre »
Jean-Pierre Vernant
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil »
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront »
René Char
Très émue par cette transmission assassinée… J’ai ressenti le besoin de caresser mon petit éléphant en opale pour lui demander pardon de la violence et de la bêtise humaine ! Rester optimiste parce que certains d’entre-nous le veulent et l’espèrent.. et que nous sommes les enfants de Char, de Verlaine, de Jaurès et tant d’autres, c’est possible et aussi si difficile dans cette modernité qui refuse souvent la sagesse de l’introspection « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » ou alors adouber Pascal qui dénonce 2 excès : exclure la raison, n’admettre que la raison…