PAUL AUSTER OU LA NAISSANCE D’UN ECRIVAIN
Dans sa dernière livraison « Excursions dans la zone intérieure » ( Actes Sud, 2014) soit « Report from thé Interior » (Henry Holt and Company, 2013) Paul Auster explore les temps de sa naissance à l’écriture, comme ceux de son entrée dans la vie d’homme. L’an passé il avait, dans sa « Chronique d’Hiver » voulu revisiter son passé , mais en se centrant sur la vie du corps en croissance, des sens en épanouissement, et des sensations trouvées, retrouvées et élaborées.
Cette fois ci il est conduit (se dirige?) vers ses souvenirs qu’il indexe comme autant de scènes vécues, de films visionnés, de découvertes de lecture, foisonnantes, qu’il rapporte de son enfance, de son adolescence et de sa jeune maturité. Je ne ressens pas ce voyage à rebours comme des « Excursions » mais plutôt comme des « Incursions », parfois douloureuses, dans la zone intérieure, comme il la nomme curieusement. A preuve ces quelques citations, à partir de l’édition française: « Jusque là tu avais considéré l’acte d’écrire comme allant de l’intérieur vers l’extérieur » (p. 195); « le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde » (p.209); « Pour moi le problème du monde est avant tout un problème du soi, et la solution ne peut être trouvée qu’en partant de l’intérieur et en …passant ensuite à l’extérieur. La clé, c’est l’expression, et non pas la maîtrise » (p.281).
Ce nouvel opus dresse un portrait de la jeunesse de l’écrivain in statu nascendi, en forme d’auto analyse, terme que bien entendu Auster récuserait, mais qui nous instruit autant sur l’auteur que sur la genèse et les origines de l’acte d’écrire, si mystérieux pour ceux qui, comme moi, ne le pratiquent pas. Si les mots ne surgissent pas du monde interne (moments de vie, histoire familiale, douleurs et joies des découvertes, crises, ruptures et dépassements), s’ils ne sont pas des rejetons de l’inconscient, enfin libérés par le génie créateur, s’ils n’affranchissent pas des émotions insues et jusqu’alors inouïes, ils se limiteront à des descriptions, parfois brillantes, de la réalité perçue par le scripteur comme le lecteur, auquel ne sera offert aucun supplément d’âme, ou d’imaginaire, ou simplement de rêverie.
Par contre, dès lors que fantasmes, légendes, mythes, constructions oniriques, fantaisies, utopies reçoivent l’autorisation d’apparaître à la conscience et à l’écrit, ensuite à la publication, c’est bien son monde interne auquel l’écrivain accepte de faire face et qu’il offre généreusement, mais pas impunément, à son lectorat. La transformation de ces surgeons venues de son histoire par combinaison avec la réalité externe se nomme le travail de l’écriture.
Quand j’avance que l’écriture requiert une grande liberté d’échanges avec son inconscient/préconscient, je ne dis évidemment pas que les psychanalystes et les psychanalysés sont, par nature, des écrivains en devenir. Contrairement à certaines idées reçues une psychanalyse n’assèche pas la créativité, pas plus qu’elle ne conduit au suicide ou ne rompt les couples. Elle permet simplement, quand le travail est bien conduit par les deux qui le partagent, de révéler le sujet à lui même, de lever certaines inhibitions, de comprendre les autres et plus largement de fluidifier le fonctionnement psychique. En désincarcérant des souvenirs ou des traumatismes, minimes ou majeurs, refoulés elle met au service du Moi une énergie jusqu’alors enclavée. Liberté est donnée à cette force désormais émancipée de s’investir là où le désir la conduit, par exemple dans l’écriture. Nombreux sont les écrivains qui ont « fait » une psychanalyse, cette aventure à nulle autre comparable, et qui ne l’ont jamais regretté.
Pour autant cette expérience personnelle de crée pas un écrivain, tout au plus un écrivant. Il y faut autre chose, qui peut se nommer le talent ou le génie, mais qui relève de l’ineffable, d’une alchimie que, parmi d’autres, mais avec une virtuosité singulière, André Green et Didier Anzieu ont su déchiffrer, au sens de décrypter, de découvrir les codes, de retrouver, derrière le texte, les palimpsestes qu’il dissimule et qui en disent tant sur l’auteur, ses désirs, ses blocages et finalement sa vie. De ce point de vue Auster se livre, avec une honnêteté remarquable, à une recherche approfondie sur les événements, réels ou fantasmatiques, qui ont ponctué sa marche vers son métier d’écrivain. Comme le cria si bien, en réponse à l’enquête fameuse de Libération: « Pourquoi écrivez vous? », Samuel Beckett: « Bonkaça ».
Je souhaite aussi exprimer, avec simplicité, mon regret, profond, de n’avoir pas ce don. Quand j’écris, soit techniquement dans les revues dites scientifiques, soit plus librement dans ce bloc-notes, je travaille mes textes, certes avec plaisir mais aussi avec la frustration née de mes limites, celles d’un écrivant qui ne sera jamais un écrivain. « Etre Rimbaud ou rien » c’était quand j’avais dix sept ans. La vie m’a appris à me dépouiller de ces identifications héroïques et à jouir des merveilles que m’offrent les autres, les écrivains. Je suis un lecteur heureux.
Je ne connais pas la différence entre le monde interne et externe. Et c’est sur cette provocante découverte, inspirée par votre analyse de l’écrivant, écrivain ou non, que je souhaiterais m’attarder. Pas de différence , en effet, car le monde nous appartient et nous sommes autant étrangers à ce « tout » qui nous environne qu’au « tout » dont nous sommes formés, en mouvement permanent , au point constant de nous surprendre sans cesse nous–mêmes . On a beau fouailler, interroger, penser et se penser, quel étonnant voyage, n’est-ce pas que la vie ? Et quel merveilleux fouillis ! Conceptualiser, classer, cheminer dans les ordonnancements intimes et les combinaisons volontaires, c’est fait pour le plaisir de l’exercice et le pansement de l’inquiétude d’être au monde, pour ne pas dire plus. Certes un être libre – autant qu’il en existe ? – s’est désincarcéré de quelques-unes de ses prisons. Mais il continue à circuler dans le dédale du monde, le plus souvent à tâtons, à rebours, vainement méthodique…Quand, soudain, inspiré , le voici élevé en vision surplombante . Un surplomb de moments de grâce, d’état amoureux ou d’hypnose au spectacle d’une beauté qui nous submerge, d’une illumination mystique, d’une « épiphanie » . Ainsi l’aléa, l’inattendu, fût-ce de pire violence, sont autant de mises à l’épreuve de notre monde interne face à l’impérieuse tyrannie de l’externe. Si l’on veut le penser ainsi. Je nous pense davantage naviguant à vue dans un entrelacs d’interactions, dont les lumières de la raison nous font croire en la maîtrise. L’analyse nous rend meilleurs capitaines, mais quel bonheur, irremplaçable, de marsouiner au-dessus des vagues, dans un ailleurs de frontières mouvantes que seule l’imagination dessine au fur et à mesure de notre progression.
Ces « deux » mondes ont leur unité : la Beauté et son mystère. Ainsi l’écriture n’est pas la réunion des deux, c’est la petite barque qu’Elle a déposée à sa surface, La beauté invite en nous le rameur. Nous voici bercés ou submergés par la rumeur du clapot ou la fanfare du torrent. À chacun sa navigation en écriture, son chant au-dessus des eaux. Je ne connais pas la différence entre écrivant et écrivain. Seul le lecteur est régnant.
Ni écrivaine, ni écrivante, je ne laisserai pas de commentaire ; je n’interviens ici que pour le plaisir de citer Rainer Maria Rilke (Lettres à un Jeune Poète) :
– À Marie de Tour et Taxis, à l’instant où il achève la dernière Élégie, il écrit :
« A l’instant, samedi 11, à six heures du soir, elle est terminée [sa dernière élégie]! […] Le tout en quelques jours, ce fut une tempête sans nom, un ouragan dans l’esprit […], tout ce qu’il y a de fibres et de tissus en moi tonitruait, […] il n’était pas question de manger, Dieu sait qui m’a nourrit. Mais à présent ça y est. »
– À Kappus, il pose la question :
« Explorer le fond qui vous enjoint d’écrire ; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir. »
Pour Catherine,
Ces deux belles citations illustrent bellement le commentaire qui suit. Merci.
Pour Béatrice,
Merci d’ouvrir ce beau débat avec virtuosité. Mais ce don de l’écriture qui court si agilement à travers vos lignes ruine du même coup votre thèse: c’est en écrivain que vous me commentez, c’est en écrivant que je vous commente à mon tour.
La vie se définit, en partie, par un aller et retour permanent et fluide entre le monde externe (perceptions et actions) et le monde interne (sensations, émotions, fantasmes, souvenirs); croyez moi ils sont bien différents et leur confusion conduit à la « folie » à condition de garder précisément à l’esprit que par ce terme sont désignés certes la maladie mentale, mais aussi, ce qui nous intéresse davantage, le génie créateur, sous toutes ses formes musicale, plastique, littéraire, poétique… Ce qui distingue en particulier l’écrivain de l’écrivant est que seul le premier peut expérimenter ces voyages aventureux sans s’y perdre et en retirer ce qui fécondera son texte. Quelle chance, même si elle est parfois douloureuse.