Le libéralisme ou comment ne pas confondre politique, économie politique et économie libidinale
Ce terme est utilisé en abondance et peut être sans discernement par les politiques, les essayistes, les journalistes et les autres. J’éprouve donc la nécessité de revenir vers les fondamentaux, soit les dictionnaires et les Traités, pour retrouver le sens exact des mots, la signification précise de ce qu’ils engagent et la rectitude de ma parole.
Ce que j’ai appris (ou retrouvé) :
-le terme libéralisme dérive évidemment de libéral (Maine de Biran, 1818) et renvoie à trois acceptions : d’abord l’attitude des partisans de la liberté politique et de la liberté de conscience et plus généralement l’ensemble des doctrines qui tendent à garantir les libertés individuelles contre l’autorité de l’Etat ; ensuite une position de respect à l’égard de l’indépendance d’autrui, de tolérance envers ses opinions ; enfin une théorie économique selon laquelle le libre jeu des « lois naturelles » (libre concurrence, liberté d’entreprise, libre circulation) ne doit pas être entravé par une autorité politique, gouvernementale ou étatique ;
-le libéralisme des origines se voulait révolutionnaire : il était un combat pour la liberté et la tolérance ; initialement critique à l’égard de l’Ancien Régime, de l’absolutisme royal et du pouvoir temporel de l’Eglise, il affirmait le droit naturel de l’individu à la liberté et postulait que l’homme doit disposer d’une autonomie aussi large que possible ;
-de Milton (Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure) à Spinoza (Ethique), de Montesquieu (De l’Esprit des lois) à Benjamin Constant (Principes de politique applicables à tous les gouvernements), des Lumières aux Révolutions (anglaise, américaine, française), la pensée libérale a toujours été à la pointe du combat pour l’homme et a favorisé la Déclaration de ses Droits ;
-les difficultés commencent quand ce libéralisme politique s’introduit dans le champ de l’économie politique, avec Adam Smith (Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776) : selon ce penseur essentiel, tant en philosophie qu’en économie, lorsque chacun cherche son intérêt, l’offre et la demande s’ajustent naturellement, assurant la meilleure répartition possible des ressources et des produits, ainsi que la division du travail la plus efficace ; c’est la « main invisible »: en ne cherchant que son profit personnel, chacun concourt sans le savoir et sans en avoir l’intention à la maximisation de la richesse totale (Cf. Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d’Alain Rey, Le Robert). Les époques plus récentes ont été marquées essentiellement par les travaux de Tocqueville (De la Démocratie en Amérique), de John Stuart Mill (De la Liberté) et surtout par l’œuvre en tout point révolutionnaire de Marx dont le matérialisme historique d’une part, la résolution dialectique des conflits d’autre part redéfinissent totalement les modèles économiques, politiques, sociaux, tout comme la conception de l’histoire. C’est contre ce collectivisme (qu’il s’exerce sous la forme du collectivisme communiste des soviets mais aussi sous celle de l’égalitarisme démocratique vide infra, Keynes) que se construit la pensée néo-libérale (classical liberals ou libertariens) dont les principaux représentants sont Milton Friedman, Jean Baptiste Say, von Hayek, voire Karl Popper, et bien d’autres ; ces auteurs sont attachés à des valeurs, pour eux fondamentales : liberté individuelle de choix, liberté de conscience et de parole, responsabilité individuelle, égalité des droits, plein droit de propriété privée, coopération volontaire et contractuelle qui ont pour conséquence un lien invisible mais irréductible entre liberté politique et liberté économique, entre libre échange et libre concurrence ; naturellement pour eux l’Etat n’est que le serviteur du Droit et doit limiter ses interventions économiques au maximum. Toutefois, à l’opposé de ce courant, Keynes, proche par ailleurs des cercles littéraires et psychanalytiques (groupe de Bloomsbury ) défendit avec succès (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie) des thèses absolument opposées : le remède au chômage ne peut venir que de l’intervention de l’Etat qui doit décourager la thésaurisation et engager des dépenses productrices (consommation et investissement) ; c’est à l’Etat aussi que reviennent la définition de la politique monétaire et les aides à l’exportation ; Keynes fut le créateur du Fonds Monétaire International et son premier gouverneur. Le prix Nobel Joseph Stiglitz représente aujourd’hui sa pensée réactualisée. Comme le lecteur peut le constater le débat reste ouvert entre classical liberals et keynésiens même si le capitalisme, libéral ou ultralibéral, souvent brutal, semble l’emporter actuellement. Et, nouveauté non négligeable, la suprématie sans cesse plus affirmée du capitalisme financier sur le capitalisme industriel, donc, par voie de conséquence la prime ainsi offerte aux spéculateurs aux dépens des entrepreneurs.
Ce que j’ai cru comprendre :
-le 20ème siècle a vu le coeur du libéralisme se déplacer de l’Europe vers les Etats-Unis, du politique à l’économique, des droits de l’homme aux lois du marché. S’appuyant sur le prestige reconnu de la pensée libérale (les progressistes américains sont d’ailleurs toujours désignés comme des « liberals »), les néolibéraux nord américains ont construit un ensemble de théories et de modèles économiques conditionnant la liberté politique à la liberté économique fondée sur le libre échange, la libre concurrence, la trilogie privatisation, déréglementation, globalisation et l’extrême limitation des interventions de l’Etat ;
-dès lors, après la faillite indiscutable du soviétisme, la nouvelle pensée économique dominante (dérive délétère du libéralisme politique) pouvait s’imposer sans point d’arrêt, avec ses conséquences implacables de déshumanisation, de marchandisation, d’uniformisation, d’anonymisation, de déresponsabilisation ; si à cette doctrine liberticide et antisociale, s’associe le retour en force, depuis une décennie -en particulier aux Etats-Unis d’Amérique mais pas uniquement- d’une théocratie assumée parce que « compassionnelle », nous constatons un nouveau retournement, cette fois ci de l’économique au politique : à la structure de pouvoir politique est dévolue, par les hyperpuissants du monde économique global, la charge de réunir les conditions de réussite optimale de leurs entreprises (au sens de projet de développement) . Dans cette perspective imposée, tous les moyens sont bons : complots contre l’émancipation politique des pays émergents (Amérique centrale et du Sud), guerres illégales et illégitimes (Moyen et Extrême Orient), ou guerres locales provoquées à proximité des gisements de ressources naturelles pour en assurer le contrôle (Afrique), police des mœurs et des comportements de consommation pour favoriser le désir artificiel, voire compulsif, d’achats et donc le commerce. Dans le même temps la transformation du capitalisme d’entreprise en capitalisme financier plus immédiatement rentable n’a surtout pour but que cette rentabilité immédiate et non la production de biens pour tous et ne connaît de meilleur ennemi que l’emploi et son cortège de charges sociales, pourtant garantes du bien-être commun ;
-nous ne sommes pas si éloignés de la psychanalyse (et évidemment de l’humanisme) qu’il pourrait y paraître ; cette double révolution économique (marchandisation de tout, y compris l’éducation, la santé, la culture d’une part, recherche de plus-values plutôt que production de nouvelles richesses d’autre part) n’est pas sans effet sur les économies psychiques individuelles et collectives ; il en va ainsi de l’imposture du « client-roi », de « l’individu libéral », véritable supercherie pour désigner un consommateur tout à la fois désorienté par la multiplicité opaque des propositions commerciales (comment choisir un service de téléphonie mobile ou un fournisseur d’accès à internet ?), et débordé par les produits inutiles offerts à ses caprices. Mais, matraquage publicitaire et effets de mode aidant, ces produits deviennent des néo-besoins, rendus fallacieusement accessibles par des offres de crédit tout aussi alléchantes qu’aliénantes dès qu’elles ont été souscrites ; ainsi après l’homme comportemental apparaît l’homme économique , formaté par des règles non naturelles mais sécrétées par l’environnement économique (vide infra) ;
-autre symptôme de l’empreinte que le socio-économique inflige à l’intra-psychique : les nouvelles normes sont psychiquement naturellement intégrées dans le monde du travail où chacun est évalué et se doit d’être performant, compétitif ; en rivalité plus qu’en solidarité avec ses collègues, en soumission plus qu’en collaboration avec ses supérieurs ; dans tous ces systèmes fermés (consommer, travailler, se distraire) l’espace psychique est compressé, la capacité de penser ce que je fais et plus encore le sens de ce que je fais impitoyablement réduit a quia ; le paradigme bio-psycho-social se réduit inexorablement en un nouveau modèle scientiste, bio-social, puis bio-économique qui nie le sujet et sa capacité d’élaboration de sa condition humaine ; la souffrance au travail, (les politiques préfèrent le terme de pénibilité), la mort au travail, les suicides au travail (les journaux en rapportent des cas presque tous les jours, pour les travailleurs de la base comme pour les cadres, en termes de « management par le stress »), qui disent la violence des rapports sociaux au-delà des apparences civiles et des discours convenus) commencent à interroger les directions des ressources humaines et les sociologues ; les écrivains en font d’excellents livres (romans autant qu’essais), les cinéastes de remarquables oeuvres (films autant que documentaires) mais la réflexion publique et institutionnelle demeure toujours aussi peu audible, pour autant qu’elle existe ;
-un exemple, parmi tant d’autres possibles, de cette réification objectivante de la condition humaine, est celui de l’essor récent de la neuroéconomie, discipline toute neuve qui prétend utiliser les progrès de l’imagerie cérébrale fonctionnelle pour expliquer, modéliser, voire prédire les comportements des agents économiques. Ce, nouvel avatar apparaît comme la dernière trouvaille du programme grandiose des neurosciences qui, de façon générale, identifient connaissance du cerveau, connaissance de soi-même et connaissance de la société ; là se trouvent le nœud et la catastrophe épistémologique :
–sur le plan éthique réduire à un réseau de neurones, à une chimie d’acides aminés et à des repérages d’activation bio-électrique de certaines zones cérébrales dans telles conditions expérimentales une personne humaine n’est même pas digne d’une psychologie animale et renvoie au mieux à un bricolage pavlovien ;
–sur le plan scientifique constater que deux phénomènes apparaissent simultanément ne signifie pas que l’un soit la cause automatique de l’autre ; par exemple une décision d’achat d’une part et l’activation de telle zone corticale d’autre part, peuvent relever de trois types d’hypothèses : d’abord simple co-occurrence (la présence de deux phénomènes est constatée simultanément), ensuite constatation d’une corrélation entre les deux,enfin au mieux établissement d’un lien de causalité étiologique : A entraîne B, par exemple tel type de décision provoque une excitation de tel territoire cortical ; on pourrait objecter, en toute rigueur qu’il est aussi vraisemblable que B provoque A (c’est parce que ce périmètre cérébral est activé que je décide d’acheter), ou que A et B sont pris dans une causalité circulaire (A entraîne B qui renforce A) ou, plus vraisemblable encore, qu’un troisième phénomène désigné C (le désir, l’envie, l’intention préalable) précipite tout à la fois une modification de l’activité du cerveau et l’acte d’acheter .« Quand je décide, les jeux sont faits », nous rappelle J.P. Sartre : en fait l’acte de décision (ici l’achat), très surdéterminé par toute une histoire singulière et par les stimulations environnementales est simplement constaté, non expliqué ; je dis fermement que ce saut illégitime entre co-occurrence, corrélation et causalité est une imposture scientifique ;
–sur le plan politique enfin les sommes considérables consacrées à de telles recherches dont le but est d’apprendre à conditionner le consommateur (dans l’exemple choisi) mais au-delà à manipuler les foules (forme moderne et sophistiquée de la propagande) feront défaut à d’autres travaux, plus fondamentaux, en santé mentale et en santé publique, sans aucun doute moins immédiatement rentables.
Après la complexité infinie et mystérieuse de l’être humain, ce que je dois bien nommer le scientisme obscurantiste -à proportion de sa prétention outrée de tout expliquer pour mieux dominer- a voulu inventer l’homme comportemental, puis l’homme neuronal ; l’homme neuro-économique n’est que le dernier (pour l’instant) avatar de cette falsification.
Merci pour votre texte, comme toujours riche de beaucoup d’enseignements.
En ce qui concerne la notion de propagande, il faudrait rappeler que nous disposons, depuis 2007 ,de la traduction française du texte « fondateur » de la propagande, dans son acceptation moderne et capitaliste. Le livre s’appelle « Propaganda », l’auteur Edward Bernays. L’ouvrage est paru en 1928 aux États-Unis, où Bernays occupait un rôle clé dans les milieux économiques et politiques. Ironie de l’histoire, Bernays était… le neveu de Freud, dont il a récupéré certains concepts pour justifier sa méthode de « fabrication du consentement » (‘engineering of consent’) en démocratie. La masse, la foule qui figure le peuple — et donc la démocratie –, étant par nature incohérente, elle avait besoin d’être guidée par une petite élite guidée par des conseillers en relation publique.
Nous avons une coïncidence intéressante. Cet article est écrit à peine deux jours après la présentation de la montre connectée Apple, l’iWatch, qui marque une nouvelle étape majeure au niveau de « l’empreinte que le socio-économique inflige à l’intra-psychique », pour reprendre une expression de votre article. L’iWatch est bourrée de capteurs, une dizaine, qui enregistrent métabolique d’un individu, mais va d’ores et déjà beaucoup plus loin, avec par exemple la mesure de la qualité du sommeil — domaine intra-psychique s’il en est, me semble-t-il —, et la transmission de ces données éventuelle à des tiers ou à l’employeur (le socio-économique). Ce n’est pas un risque, c’est déjà le cas. Certaines grandes firmes américaines ont offert des bracelets connectés Nike ou Jawbone — qui disposent à peu près de la même série de capteurs que l’iWatch — à leurs managers.
Pendant ce temps, Ray Kurzweil — ceux qui ne le connaissent pas devraient s’en inquiéter, puisqu’il n’est rien moins que directeur de l’ingénierie chez Google – cartographie le cerveau et pense avoir à peu près tout modélisé de son fonctionnement… en attendant de lui adjoindre très bientôt de nouvelles fonctions.
Un nouvel obscurantisme, basé sur des présupposés dangereux dont vous parlez si bien, est effectivement à l’œuvre.
Je vous remercie pour votre commentaire avec lequel je me sens en accord. Ce nouveau siècle est celui du cerveau et toutes les recherches sont passionnantes et souvent prometteuses. Mais il faut:
1° Les encadrer strictement sur le plan éthique;
2° Ne jamais confondre cerveau et psychisme.
N’oublions pas cet avertissement de Sigmund Freud, dans son Moïse, publié en 1939, l’année de sa mort: « Nous vivons une bien étrange époque et découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie ».
Concernant le libéralisme/la génétique/Internet — ces trois termes étant étroitement liés dans notre monde moderne, il paraît important de parler d’un programmeur « humaniste » américain, Jason Lanier, dont les propos sont très clairs et viennent de quelqu’un qui œuvre sur le terrain. Son dernier livre publié, non traduit en France, a pour titre « Who Owns the Future » (2013). Vous trouverez une longue et belle recension de ce livre, en français, à cette adresse Internet : http://www.laviedesidees.fr/Misere-de-l-humanite-numerique.html. Je pense que les propos évoqués dans cette recension entrent en parfaite complémentarité avec vos propos sur le libéralisme et la génétique.
Je me suis sentie bien naïve en apprenant l’existence, en Grande-Bretagne, des « zero-hours contract », contrat par lequel un employé s’engage à être disponible à tout moment avec dans certains cas interdiction de travailler pour un autre employeur. De son côté l’employeur rémunère ses employés au salaire minimum, ne garantit aucune durée minimale de travail hebdomadaire ou mensuel, et ce statut ne donne droit ni à des congés payés ni a des indemnités maladies.
Hier soir je revisionnais « Les Raisins de la Colère », film réalisé par John Ford, adaptation du roman éponyme de John Steinbeck, publié en 1939 mais dont l’intrigue qui se déroule pendant la Grande Dépression (crise de 1929) semble tellement d’actualité ! Quelle régression sociale depuis quelques années !
Il faut lire (ou relire) le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie. Dès le seizième siècle cet ami de Montaigne avait tout compris.