Charlie hebdo! Ne pas avoir peur: terrorisme et liberté d’expression

 » Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire »

Voltaire

1° Le terrorisme, les terroristes veulent répandre la terreur. Si j’ai peur, si nous avons peur ils ont gagné. Nous n’avons pas le droit d’avoir peur, notre peur serait l’efficace complice de la terreur.

2° Donc serrer les poings, garder la tête haute, ne rien changer à nos habitudes. Il appartient aux autorités de la République de prendre les mesures de sécurité, autant qu’il est possible, dans le cadre du droit. Et d’être implacables envers les terroristes.

3° Sacraliser la liberté d’expression. Il y a bien longtemps que je suis allergique à toute censure. Aujourd’hui, avec internet et les réseaux sociaux, elle serait de surcroît ridicule car inefficace. Et donc  saluer, avec une si douloureuse émotion, le courage de ces femmes et de ces hommes qui, au périls de leurs vies (tant de morts, dont un ami très cher, et de blessés aujourd’hui) soutiennent ce combat, exercent leur droit à dire et écrire ce qu’ils pensent, au risque de l’erreur, à user de l’insolence, quitte à verser dans l’excès.

4° Ne pas généraliser: ce sont des individus, peut être des groupes, voire des organisations qui ont commis ce carnage que les mots ne peuvent qualifier. Ce n’est pas un peuple, ce n’est pas une religion. Penser le contraire, accepter les amalgames est faire le jeu des terroristes. Malgré les larmes, malgré la colère, raison garder.

5° Attaquer la liberté d’expression, c’est attaquer la laïcité et donc un des fondements de la République. Face à cette tragédie tous les républicains doivent se rassembler, il n’y a aucune place pour la polémique.

6° Et ceux qui attaquent notre République et assassinent ses enfants doivent connaître que la République sait être impitoyable envers ceux qui veulent la détruire. Les terroristes n’éteindront pas la France des Lumières, notre esprit de Résistance saura protéger nos valeurs universelles. Les morts ou les blessures d’aujourd’hui doivent recevoir une réponse inflexible et sans pitié. Ni pardon, ni oubli.

 

 

Notule H.S. 8: Rosetta, Philae et Agilkia

En cette soirée du 12 novembre 2014, je ne veux pas dissimuler et je souhaite communiquer mon enthousiasme pour le magnifique exploit scientifique et humain que représente l’arrivée de Philae sur la comète au nom déjà invraisemblable: 67P/Tchourioumov-Guérassimenko.

Je n’ai pas assez de connaissances scientifiques pour commenter les caractéristiques techniques qui ont permis la réalisation de cette prouesse insensée, initiée dans les années 80, abandonnée en chemin par la NASA, donc totalement conduite par l’Agence Spatiale Européenne et lancée ver l’inconnu il y a plus de dix ans, avec les technologies de l’époque,  obsolètes aujourd’hui.

Mais ma profession de psychanalyste, que certains humoristes nomment prédicteurs du passé (et c’est bien de cela qu’il s’agit dans cette mission, du passé du cosmos et peut être de l’humanité), m’a conduit à rechercher les raisons qui ont inspiré les responsables de cette entreprise merveilleusement déraisonnable à baptiser la sonde, le module et le site d’ « atterrissage ». De rapides recherches sur internet m’ont éclairé.

La sonde se nomme Rosetta: naturellement une référence à la pierre de Rosette, découverte en 1799, qui permit à Champollion en 1822 de décrypter les hiéroglyphes.

Le module a reçu le nom de Philae: une terre insulaire sur le Nil, à proximité d’Assouan, célèbre par le délicieux temple d’Isis et l’obélisque couverts d’hiéroglyphes précisément traduits par les travaux de notre égyptologue.

Enfin, le site porte le nom d’Agilkia, soit exactement celui de l’île sur laquelle le temple et l’obélisque ont du être déplacés en raison du barrage qui aurait entrainé leur submersion.

Nos chercheurs sont des scientifiques virtuoses mais aussi des humanistes: en désignant ainsi leurs chimères, ils rapprochent l’étude d’un des plus anciens fossiles de ce qu’a été le système solaire, il y a 4,5 milliards d’années, d’une des plus ancestrales civilisations de l’humanité. De même que la réflexion  immémoriale des lointains égyptiens sur la vie et la mort, le temps circulaire de la nuit et du jour, le cycle du soleil sur les deux rives nous enseignent notre humaine condition, de même ce que nous dira Philae  de l’origine du monde nous apprendra l’humilité devant ces mystères qui encore nous dépassent mais que l’ingéniosité de nos chercheurs nous permettent d’approcher.

Comme l’exprime si bien la locution latine : Ad astra per aspera i.e. Jusqu’aux étoiles par des sentiers ardus.

Notule H.S. 7: Modiano, Quignard et le prix Nobel

Il y a quelques minutes le Comité Nobel a attribué le prix de littérature 2014 à Patrick Modiano.

Patrick Modiano est un grand, très grand écrivain, dont je pense avoir tout lu depuis  « La place de l’Etoile », son premier livre jusqu’à « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier » paru il y a quelques jours. Mais quels que soient le charme, l’envoûtement ressentis à la lecture de chacun de ses ouvrages (une trentaine) il s’agit en fait toujours du même livre. Répétitivement, Modiano explore avec inquiétude, scrupules, entêtement le (son?) passé, à la recherche de l’enfant intranquille, de la mère défaillante, du souvenir effacé, du monde obscur et inquiétant du Paris de l’occupation et des années suivantes (celles de sa propre enfance). Il ne connait qu’un seul genre, les récits différent mais il s’agit finalement  de toujours la même histoire. Toutefois le style est reconnaissable entre tous et indexe un grand écrivain.

Pascal Quignard, de la même génération, une enfance douloureuse aussi avec de longues périodes de mutisme, offre, lui, une oeuvre foisonnante et polymorphe qui ne refuse aucun genre et embrasse tout l’empan de la littérature. Il écrit certes des romans des « Escaliers de Chambord » ou  » Le salon du Wurtenberg » les plus anciens à « Terrasse à Rome », « Villa Amalia » ou « Les solidarités mystérieuses » plus récemment. Mais aussi quantité d’essais qui traitent de ses lieux de prédilection: le silence, la rupture, la mort, le sexe, les langues et littératures anciennes (incomparable érudition). La musique et l’écriture s’y rapportant (« Tous les matins du monde ») occupent une place essentielle dans sa vie comme dans son oeuvre. Un peu rapidement je dirai qu’il se situe dans la lignée des Blanchot, Bataille, Lévinas. Son style est inimitable . Par sa puissance, sa diversité, sa profondeur, l’ampleur de sa quête Quignard est un écrivain considérable qui méritait absolument, enfin, le Prix Nobel.

Un (mauvais) exemple de la dérive perverse de l’ultra libéralisme appliqué à l’homme neuro économique

Je ne résiste pas  au plaisir de partager avec mes lecteurs l’argument du prochain séminaire organisé par l’IRI, Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Pompidou, dirigé par Bernard Stiegler et Antoinette Rouvroy, sous le titre: Le régime de vérité numérique : de la gouvernementalité à l’état de droit algorithmique.

« La captation massive de données et leur traitement par des algorithmes, rendus possibles grâce aux technologies numériques, semblent aboutir à l’émergence de nouveaux types de savoirs, dont l’objectivité paraît absolue, sous prétexte qu’elle ne dépendrait d’aucune hypothèse, d’aucune évaluation ou d’aucun jugement humain, mais dériverait directement du calcul automatique effectué sur des données brutes enregistrées par des systèmes computationnels. Cependant, les profilages ainsi établis sur la base de corrélations statistiques, s’ils suspendent tout type d’intervention subjective, demeurent indisponibles et imperceptibles pour les individus, auxquels ils sont néanmoins appliqués. Ces mesures permettent en effet d’anticiper leurs conduites dans la mesure seulement où elles affectent leurs désirs et leurs volontés (et les détruisent dans leur singularité), en reconfigurant constamment et en temps réel leurs environnements physiques et informationnels.  Loin de produire un savoir à propos du monde social, que les sujets pourraient s’approprier, penser et questionner collectivement, cette « rationalité » algorithmique constitue donc un mode de gouvernement inédit, fondé sur un type de dogmatisation nouveau, qui prend de vitesse toute possibilité de critique, de discussion, ou de mise à l’épreuve, en s’imposant au nom du réalisme numérique. 
 
Cependant, le débat public entre pairs, à l’origine de toute discipline rationnelle, ne peut se penser indépendamment d’un milieu mnémotechnique, aujourd’hui numérique, à travers lequel seulement les individus peuvent s’adresser les uns aux autres au moyen d’un appareil symbolique et signifiant. Si les caractéristiques propres au numérique modifient en profondeur la transmission et l’élaboration des connaissances et imposent de redéfinir les conditions de la parité et de la certification, c’est en tant qu’elles constituent de nouvelles possibilités pour les savoirs, et non seulement des moyens de traiter computationnellement de l’information. L’automatisation et la vitesse du calcul, tout comme l’accès à une quantité massive de données et la puissance des algorithmes, qui sont de fait mis au service d’un comportementalisme numérique, contiennent donc, en droit, la promesse d’un nouveau régime de vérité. Mais, en désamorçant les situations d’incertitude, en court-circuitant le temps de la réflexivité, en neutralisant la nécessité d’interpréter et de décider, c’est justement le passage de cet état de fait à un état de droit que menace la gouvernementalité algorithmique. »

Chacun peut mesurer que l’arrivée des Big Data et de leur traitement algorithmique nous impose, nous inflige une « réalité » pseudo objective, inaccessible au commun des mortels, pire masquée, souterraine, non conscientisable et, in fine, un mode de gouvernance et obscur et puissant et mondialisé. Un monde où le désir est pressenti, voire crée par le système de traitement  de ces gigantesques, colossales et incommensurables  données analysées à la vitesse de la lumière.

J’appelle donc à une insurrection démocratique pour contrôler ces systèmes qui nous contrôlent, par une action sur les êtres humains qui mettent en place ces organisations monstrueuses, et par des positions, obligations et interdictions déterminées, par les législateurs de tous les pays pour revenir, très précisément à un état de droit. Notre liberté est à  ce prix.


 
 

Qu’est ce que le libéralisme?

Le libéralisme ou comment ne pas confondre politique, économie politique et économie libidinale

 

 

Ce terme est utilisé en abondance et peut être sans discernement par les politiques, les essayistes, les journalistes et les autres. J’éprouve donc la nécessité de revenir vers les fondamentaux, soit les dictionnaires et les Traités, pour retrouver le sens exact des mots, la signification précise de ce qu’ils engagent et la rectitude de ma parole.

Ce que j’ai appris (ou retrouvé) :

-le terme libéralisme dérive évidemment de libéral (Maine de Biran, 1818) et renvoie à trois acceptions : d’abord l’attitude des partisans de la liberté politique et de la liberté de conscience et plus généralement l’ensemble des doctrines qui tendent à garantir les libertés individuelles contre l’autorité de l’Etat ; ensuite une position de respect à l’égard de l’indépendance d’autrui, de tolérance envers ses opinions ; enfin une théorie économique selon laquelle le libre jeu des « lois naturelles » (libre concurrence, liberté d’entreprise, libre circulation) ne doit pas être entravé par une autorité politique, gouvernementale ou étatique ;

-le libéralisme des origines se voulait révolutionnaire : il était un combat pour la liberté et la tolérance ; initialement critique à l’égard de l’Ancien Régime, de l’absolutisme royal et du pouvoir temporel de l’Eglise, il affirmait le droit naturel de l’individu à la liberté et postulait que l’homme doit disposer d’une autonomie aussi large que possible ;

-de Milton (Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure) à Spinoza (Ethique), de Montesquieu (De l’Esprit des lois) à Benjamin Constant (Principes de politique applicables à tous les gouvernements), des Lumières aux Révolutions (anglaise, américaine, française), la pensée libérale a toujours été à la pointe du combat pour l’homme et a favorisé la Déclaration de ses Droits ;

-les difficultés commencent quand ce libéralisme politique s’introduit dans le champ de l’économie politique, avec Adam Smith (Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776) : selon ce penseur essentiel, tant en philosophie qu’en économie, lorsque chacun cherche son intérêt, l’offre et la demande s’ajustent naturellement, assurant la meilleure répartition possible des ressources et des produits, ainsi que la division du travail la plus efficace ; c’est la « main invisible »: en ne cherchant que son profit personnel, chacun concourt sans le savoir et sans en avoir l’intention à la maximisation de la richesse totale (Cf. Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d’Alain Rey, Le Robert). Les époques plus récentes ont été marquées essentiellement par les travaux de Tocqueville (De la Démocratie en Amérique), de John Stuart Mill (De la Liberté) et surtout par l’œuvre en tout point révolutionnaire de Marx dont le matérialisme historique d’une part, la résolution dialectique des conflits d’autre part redéfinissent totalement les modèles économiques, politiques, sociaux, tout comme la conception de l’histoire. C’est contre ce collectivisme (qu’il s’exerce sous la forme du collectivisme communiste des soviets mais aussi sous celle de l’égalitarisme démocratique vide infra, Keynes) que se construit la pensée néo-libérale (classical liberals ou libertariens) dont les principaux représentants sont Milton Friedman, Jean Baptiste Say, von Hayek, voire Karl Popper, et bien d’autres ; ces auteurs sont attachés à des valeurs, pour eux fondamentales : liberté individuelle de choix, liberté de conscience et de parole, responsabilité individuelle, égalité des droits, plein droit de propriété privée, coopération volontaire et contractuelle qui ont pour conséquence un lien invisible mais irréductible entre liberté politique et liberté économique, entre libre échange et libre concurrence ; naturellement pour eux l’Etat n’est que le serviteur du Droit et doit limiter ses interventions économiques au maximum. Toutefois, à l’opposé de ce courant, Keynes, proche par ailleurs des cercles littéraires et psychanalytiques (groupe de Bloomsbury ) défendit avec succès (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie) des thèses absolument opposées : le remède au chômage ne peut venir que de l’intervention de l’Etat qui doit décourager la thésaurisation et engager des dépenses productrices (consommation et investissement) ; c’est à l’Etat aussi que reviennent la définition de la politique monétaire et les aides à l’exportation ; Keynes fut le créateur du Fonds Monétaire International et son premier gouverneur. Le prix Nobel Joseph Stiglitz représente aujourd’hui sa pensée réactualisée. Comme le lecteur peut le constater le débat reste ouvert entre classical liberals et keynésiens même si le capitalisme, libéral ou ultralibéral, souvent brutal, semble l’emporter actuellement. Et, nouveauté non négligeable, la suprématie sans cesse plus affirmée du capitalisme financier sur le capitalisme industriel, donc, par voie de conséquence la prime ainsi offerte aux spéculateurs aux dépens des entrepreneurs.

Ce que j’ai cru comprendre :

-le 20ème siècle a vu le coeur du libéralisme se déplacer de l’Europe vers les Etats-Unis, du politique à l’économique, des droits de l’homme aux lois du marché. S’appuyant sur le prestige reconnu de la pensée libérale (les progressistes américains sont d’ailleurs toujours désignés comme des « liberals »), les néolibéraux nord américains ont construit un ensemble de théories et de modèles économiques conditionnant la liberté politique à la liberté économique fondée sur le libre échange, la libre concurrence, la trilogie privatisation, déréglementation, globalisation et l’extrême limitation des interventions de l’Etat ;

-dès lors, après la faillite indiscutable du soviétisme, la nouvelle pensée économique dominante (dérive délétère du libéralisme politique) pouvait s’imposer sans point d’arrêt, avec ses conséquences implacables de déshumanisation, de marchandisation, d’uniformisation, d’anonymisation, de déresponsabilisation ; si à cette doctrine liberticide et antisociale, s’associe le retour en force, depuis une décennie -en particulier aux Etats-Unis d’Amérique mais pas uniquement- d’une théocratie assumée parce que « compassionnelle », nous constatons un nouveau retournement, cette fois ci de l’économique au politique : à la structure de pouvoir politique est dévolue, par les hyperpuissants du monde économique global, la charge de réunir les conditions de réussite optimale de leurs entreprises (au sens de projet de développement) . Dans cette perspective imposée, tous les moyens sont bons : complots contre l’émancipation politique des pays émergents (Amérique centrale et du Sud), guerres illégales et illégitimes (Moyen et Extrême Orient), ou guerres locales provoquées à proximité des gisements de ressources naturelles pour en assurer le contrôle (Afrique), police des mœurs et des comportements de consommation pour favoriser le désir artificiel, voire compulsif, d’achats et donc le commerce. Dans le même temps la transformation du capitalisme d’entreprise en capitalisme financier plus immédiatement rentable n’a surtout pour but que cette rentabilité immédiate et non la production de biens pour tous et ne connaît de meilleur ennemi que l’emploi et son cortège de charges sociales, pourtant garantes du bien-être commun  ;

-nous ne sommes pas si éloignés de la psychanalyse (et évidemment de l’humanisme) qu’il pourrait y paraître ; cette double révolution économique (marchandisation de tout, y compris l’éducation, la santé, la culture d’une part, recherche de plus-values plutôt que production de nouvelles richesses d’autre part) n’est pas sans effet sur les économies psychiques individuelles et collectives ; il en va ainsi de l’imposture du « client-roi », de « l’individu libéral », véritable supercherie pour désigner un consommateur tout à la fois désorienté par la multiplicité opaque des propositions commerciales (comment choisir un service de téléphonie mobile ou un fournisseur d’accès à internet ?), et débordé par les produits inutiles offerts à ses caprices. Mais, matraquage publicitaire et effets de mode aidant, ces produits deviennent des néo-besoins, rendus fallacieusement accessibles par des offres de crédit tout aussi alléchantes qu’aliénantes dès qu’elles ont été souscrites ; ainsi après l’homme comportemental apparaît l’homme économique , formaté par des règles non naturelles mais sécrétées par l’environnement économique (vide infra) ;

-autre symptôme de l’empreinte que le socio-économique inflige à l’intra-psychique : les nouvelles normes sont psychiquement naturellement intégrées dans le monde du travail où chacun est évalué et se doit d’être performant, compétitif ; en rivalité plus qu’en solidarité avec ses collègues, en soumission plus qu’en collaboration avec ses supérieurs ; dans tous ces systèmes fermés (consommer, travailler, se distraire) l’espace psychique est compressé, la capacité de penser ce que je fais et plus encore le sens de ce que je fais impitoyablement réduit a quia ; le paradigme bio-psycho-social se réduit inexorablement en un nouveau modèle scientiste, bio-social, puis bio-économique qui nie le sujet et sa capacité d’élaboration de sa condition humaine ; la souffrance au travail, (les politiques préfèrent le terme de pénibilité), la mort au travail, les suicides au travail (les journaux en rapportent des cas presque tous les jours, pour les travailleurs de la base comme pour les cadres, en termes de « management par le stress »), qui disent la violence des rapports sociaux au-delà des apparences civiles et des discours convenus) commencent à interroger les directions des ressources humaines et les sociologues ; les écrivains en font d’excellents livres (romans autant qu’essais), les cinéastes de remarquables oeuvres (films autant que documentaires) mais la réflexion publique et institutionnelle demeure toujours aussi peu audible, pour autant qu’elle existe ;

-un exemple, parmi tant d’autres possibles, de cette réification objectivante de la condition humaine, est celui de l’essor récent de la neuroéconomie, discipline toute neuve qui prétend utiliser les progrès de l’imagerie cérébrale fonctionnelle pour expliquer, modéliser, voire prédire les comportements des agents économiques. Ce, nouvel avatar apparaît comme la dernière trouvaille du programme grandiose des neurosciences qui, de façon générale, identifient connaissance du cerveau, connaissance de soi-même et connaissance de la société ; là se trouvent le nœud et la catastrophe épistémologique :

sur le plan éthique réduire à un réseau de neurones, à une chimie d’acides aminés et à des repérages d’activation bio-électrique de certaines zones cérébrales dans telles conditions expérimentales une personne humaine n’est même pas digne d’une psychologie animale et renvoie au mieux à un bricolage pavlovien ;

sur le plan scientifique constater que deux phénomènes apparaissent simultanément ne signifie pas que l’un soit la cause automatique de l’autre ; par exemple une décision d’achat d’une part et l’activation de telle zone corticale d’autre part, peuvent relever de trois types d’hypothèses : d’abord simple co-occurrence (la présence de deux phénomènes est constatée simultanément), ensuite constatation d’une corrélation entre les deux,enfin  au mieux établissement d’un lien de causalité étiologique : A entraîne B, par exemple tel type de décision provoque une excitation de tel territoire cortical ; on pourrait objecter, en toute rigueur qu’il est aussi vraisemblable que B provoque A (c’est parce que ce périmètre cérébral est activé que je décide d’acheter), ou que A et B sont pris dans une causalité circulaire (A entraîne B qui renforce A) ou, plus vraisemblable encore, qu’un troisième phénomène désigné C (le désir, l’envie, l’intention préalable) précipite tout à la fois une modification de l’activité du cerveau et l’acte d’acheter .« Quand je décide, les jeux sont faits », nous rappelle J.P. Sartre : en fait l’acte de décision (ici l’achat), très surdéterminé par toute une histoire singulière et par les stimulations environnementales est simplement constaté, non expliqué ; je dis fermement que ce saut illégitime entre co-occurrence, corrélation et causalité est une imposture scientifique ;

sur le plan politique enfin les sommes considérables consacrées à de telles recherches dont le but est d’apprendre à conditionner le consommateur (dans l’exemple choisi) mais au-delà à manipuler les foules (forme moderne et sophistiquée de la propagande) feront défaut à d’autres travaux, plus fondamentaux, en santé mentale et en santé publique, sans aucun doute moins immédiatement rentables.

Après la complexité infinie et mystérieuse de l’être humain, ce que je dois bien nommer le scientisme obscurantiste -à proportion de sa prétention outrée de tout expliquer pour mieux dominer- a voulu inventer l’homme comportemental, puis l’homme neuronal ; l’homme neuro-économique n’est que le dernier (pour l’instant) avatar de cette falsification.

 

ARRETEZ !

Les événements récents et actuels au Proche Orient martyrisent les populations de cette région, dite bénite par les religions et de fait maudite par les humains, et hantent aussi la conscience du genre humain.
Chacune des deux parties proclame ses bonnes raisons et dissimule ses mauvais et honteux mobiles, sans absoudre, bien entendu, les puissances régionales ou planétaires qui protègent leurs obscurs (dans le sens de sombres) intérêts.

Est venu, depuis si longtemps, l’urgente nécessité de hurler qu’il n’y a aucune cause qui puisse justifier, des deux cotés, l’assassinat d’enfants, de femmes, de personnes âgées ou de simples civils que roquettes et commandos, ou artillerie, arme blindée, marine et aviation perpètrent chaque jour, à chaque minute. L’asymétrie des chiffres des victimes est une évidence, mais le sadisme des donneurs d’ordre n’en est pas moins égal de tous bords.

Je dis qu’un jour viendra ou les responsables de ces atrocités devront rendre compte devant le tribunal humain et expier leurs crimes. Le sens de l’histoire contemporaine le démontre, en dépit des faiblesses des dispositifs actuels de la Cour Pénale Internationale. Mais que les bourreaux le sachent: nous, nos enfants ou petits enfants les jugerons, les châtierons et placerons leurs actes au ban de l’humanité. Si tuer, liquider, exploser, bruler, égorger, lapider, massacrer, et finalement sacrifier est votre ordinaire, sachez le. Coupables, atrocement coupables, vous l’êtes tous qui décidez de transformer des corps humains en bouillie, sachez le.
Il n’y aura jamais d’impunité pour les assassins, sachez le. Nous, nos enfants ou petits enfants qui aurons à rendre verdicts et sentences nous ne serons pas cruels mais implacablement justes; nous ne vengerons personne mais nous ne pardonnerons ni n’oublierons, sachez le.

Notule H.S. 5: beauté de l’été

Tout à l’heure quittant presque à regret les mille teintes de vert de Pin Balma et la belle écriture d’un livre juste commencé, je m’en fus par la campagne qui s’étend jusqu’à la ville toute proche, au long des petites routes de campagne que j’affectionne. Il y a plus de quarante années que je parcours sans lassitude ces paysages familiers et suis souvent saisi par l’harmonie si calme qui distingue ces collines chères. Mais là, dans la chaleur étouffante de l’été, soudain éblouissement par la peinture unique que composent les jeunes blés blonds, l’or des tournesoleils, la verdeur bronze des maïs et l’ombre noire mêlée au céladon des bois et des futaies. Au fond un sentiment océanique ressenti au plus profond de moi, et un amour infini pour la vie qui offre ces splendeurs simples à quiconque est disposé à les recevoir.

Le 6 juin 1944, le jour J, et un petit garçon, 70 ans après

Pour des raisons encore inconnues de moi au moment où j’écris cet article une émotion, indéfinissable mais forte, s’est emparée de moi en ce jour de commémoration de l’épopée, de la bravoure au sacrifice, de tant de combattants, de tant de nations, pour libérer la France, l’Europe, et leurs peuples de la barbarie sauvage, sadique, inhumaine, féroce, sanguinaire que certains des descendants de Goethe, de Dante et de Cervantes ont infligé au monde et, tout spécialement au monde des « sous hommes », juifs, malades mentaux, homosexuels, migrants de tous ordres, maçons, arméniens, communistes, et dès qu’ils agirent, résistants, les résistants qui ont sauvé, avec les Français Libres, l’honneur de notre pays et sa République. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.

En juin 1944 je n’avais pas encore cinq ans. Ce que je connais des années précédentes se résume à un ensemble indistinct de souvenirs incertains, de récits familiaux modestes, ténus et retenus, de quelques documents qui ont survécu au désastre. Mais je sais et ressens encore aujourd’hui que ce furent des années sans joie, et peut être sans espérance. Naître quelques courtes semaines après la déclaration de guerre du 3 septembre 1939 ne fût déjà pas de bon augure. Après la débâcle et l’occupation de la zone « nord », les habitants de la zone « sud »,encore épargnée, vivaient cependant dans l’intranquillité, et ceux que visaient les lois ou décrets mortels du « Reich » ou de Vichy dans l’angoisse. L’histoire n’allait pas tarder à donner une effrayante et tragique réalité à ces tourments. Le 11 novembre 1942 Hitler ordonna l’occupation de cette partie de notre pays jusqu’alors en partie préservée. La vraie guerre, y compris pour l’enfant que j’étais, commençait.L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.

Jusqu’alors j’avais vécu, fils unique avec mes parents dans un minuscule appartement situé au dessus de leur commerce, dans le joli centre ville de notre cité provinciale. Mon père, pourtant ingénieur chimiste, mais citoyen polonais tout récemment naturalisé français, n’avait pas été autorisé jusqu’alors à exercer la profession pour laquelle l’université ( le prix Nobel Paul Sabatier) l’avait qualifié. Dès l’instant de l’invasion de la zone « libre » la persécution de ceux qui étaient différents (immigrés, couleur de peau, appartenances religieuses , références politiques, philosophiques, idéologiques), de ceux qui aimaient la liberté et de tant d’autres, débuta, dans la violence, implacable, des troupes d’occupation et de leurs unités spéciales avec l’aide complice, empressée et terriblement efficace des autorités de Vichy et des hommes de main, en uniforme ou pas, qui les servaient, dans la servilité et la haine (parfois aussi dans leurs intérêts immédiats). L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.

Il fallait donc échapper aux pièges mortels qui menaçaient nos vies de proies désignées par les bourreaux triomphants et dans la plus urgente urgence. Un mot de mon père à l’époque (souvenir?, plutôt récit rapporté):  » tu vois, ce chien errant, affamé, dans la rue, il est moins malheureux que nous ». Rien n’avait vraiment été préparé pour faire face à la catastrophe qui s’abattit en quelques jours sur les victimes à venir. Mon père partit, avec l’aide intéressée d’un passeur, par les Pyrénées, rejoindre De Gaulle, au Maroc, une escapade qui lui valut quelques mois de prison chez Franco, avant que les Etats Unis De Franklin D. Roosevelt ne rachètent tous ces prisonniers; il rallia alors la France Libre. Ma mère, française, et moi devions le rejoindre mais cela, pour des raisons qui m’échappent encore, ne fut pas possible. Maman organisa donc notre survie dans ce monde dangereux, pire, terrifiant en ce que nos pires ennemis étaient justement les autorités, le fameux Etat Français qui substitua à son devoir essentiel de protection de sa population, la persécution avec un zèle anticipateur allant plus vite et plus loin que ne le demandait le commandement des troupes ennemies qui occupaient notre pays. Un bref rappel historique s’impose pour ceux qui ignorent ou oublient: loi du 22 juillet 1940 de dénaturalisation, appliquée à mon père, statut des juifs du 3 octobre 1940 interdisant l’exercice de nombreuses professions, loi du 4 octobre 1940 permettant d’enfermer les « ressortissants étrangers de race juive » dans des camps d’internement, loi du 7 octobre 1940 abolissant le Décret Crémieux accordant la nationalité française aux juifs d’Algérie, création le 29 mars 1941 du Commissariat général aux questions juives (Xavier Vallat), loi du 2 juin 1941 sur le statut vichyste des juifs autorisant les préfets à prononcer l’internement administratif des juifs français, ordonnance du 29 mai 1942 imposant le port de l’étoile jaune, loi du 11 décembre 1942 imposant aux juifs de faire apposer la mention « Juif » sur leur carte d’identité…Les outils administratifs étaient prêts, la chasse pouvait commencer qui conduisit les malheureux vers les camps de concentration, puis après la décision allemande de la « solution finale », vers les camps d’extermination. Le petit garçon que j’étais ignorait tout cela mais comprit immédiatement que désormais il fallait se cacher pour échapper à la traque. A Paris la « rafle du Vel’d’Hiv » ordonnée par les allemands mais opérée par la police française avait eu lieu les 16 et 17 juillet 1942 et Brasillach de commenter « n’oubliez pas les petits ». Je suis naturellement bien conscient du caractère auto anxiolytique de cette revue documentaire, pour me permettre de conjurer la reviviscence des émotions de cette enfance. Pour autant,l’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien ,en ce jour J, comme en tous les autres.

Ce qui suivit pour moi associa la peur de tous les instants à un sentiment injustifié d’abandon.

La peur, je n’en connaissais pas le nom mais toutes les heures, celles de la nuit comme celles du jour, de ma vie de ces années terribles étaient habitées par elle. Ni la raison, ni les risques encourus ne m’apparaissaient clairement, mais je devinais instinctivement, comme un animal, qu’il fallait disparaitre pour survivre. Ma mère, dans son amour protecteur et sûr,trouva un refuge pour l’enfant proscrit que j’étais dans une famille patricienne de grands intellectuels toulousains, ceux que plus tard on honorera du nom si beau de « justes dans les nations ». Cet homme, sénateur de la République et doyen de la Faculté des lettres, et sa femme acceptèrent de recevoir et de cacher le petit juif, au péril de leurs vie, dans leur maison. Pour plus de sécurité je fus installé dans la pièce du sous sol où la gouvernante de cette auguste maison officiait; un vasistas, au ras du trottoir offrait une maigre lumière. On me raconta plus tard que je passais mes journées à faire des paquets, cartons et bouts de ficelle, pour « papa et maman » et que je réclamais leur présence; de mes nuits je ne sais rien sauf qu’aujourd’hui encore elles sont difficiles. Mais l’image de cette femme du sous sol, plutôt âgée, ronde et généreuse, apaisante, habite toujours mon imaginaire. Les si bienveillants et courageux maitres de maison me recevaient, une fois par semaine, à l’étage noble pour le déjeuner et une promenade, très surveillée, dans le jardin intérieur. Nul ne devait, jamais, voir ce garçonnet inconnu et suspect. Mon souvenir le plus saillant est celui de l’impressionnante bibliothèque de cet homme émérite, dont je raconterai plus tard le destin exceptionnel. Cet amour des livres sera décisif dans ma vie, et la maison où je vis depuis plus de quarante années est habitée aussi par des milliers d’ouvrages, de l’édition rare pour bibliophiles à d’innombrables livres de poche. Ma mère, elle même en immense danger, courrait de planques en planques, et au péril de sa vie, me rendait quelques visites clandestines et furtives autant qu’il était possible. De mon père, aucune nouvelle de sa vie ou de sa mort pendant des mois. Plus tard, la tragédie achevée, la sécurité et la liberté retrouvées, je rendis si souvent visite, le coeur plein de gratitude et d’émotions à mes sauveurs, sans vraiment connaître pendant des années, le rôle précis, si exposé et décisif, qui fut le leur dans ma survie. Un immense respect pour eux, pour ma mère, et aussi pour mon père, pour le génie plein de bravoure qui dirigea leurs décisions pour tenter, avec succès finalement, de sauver la vie de leur enfant et aussi celles des parents dont cet enfant avaient si intensément besoin, ont construit ma vie de petit d’homme, puis d’homme. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.

L’abandon, je le ressentis cruellement, mais ce vécu douloureux n’avait aucune réalité ni légitimité. Ma mère, comme mon père, luttaient si difficilement pour échapper aux griffes du monstre mais, plus encore, pour me protéger et prendre soin de leur fils désorienté. Mon père se sauva, et nous sauva, en rejoignant les Forces Françaises Libres, et en veillant sur nous depuis le Maroc où il trouva refuge et opportunité de servir la France. Ma mère, cachée chez des amis magnifiquement courageux, prit des risques inouïs pour me rendre des visites aussi fréquentes que possible, malgré les rafles. Il faut comprendre son dilemme: venir me voir au danger de sa capture puis de sa disparition, me laissant orphelin en des mains certes bienveillantes mais étrangères, ou se terrer me livrant à la solitude et à déprivation d’affection qu’un jeune enfant attend de ses, son, parent. Elle choisit d’affronter le danger, avec sa témérité, son courage mais aussi, autant qu’il était possible, sa sagesse dans ses déplacements clandestins. Cela je ne le compris que plus tard. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.

Toutefois elle éprouva qu’une telle situation ne pouvait s’éterniser, ni pour mes hôtes si valeureux, ni pour moi, ni, accessoirement, pour elle. Par je ne sais quelle complicité elle trouva à la campagne, dans une commune de la périphérie de Toulouse portant le nom de Bérat, une famille rurale de braves (à tous les sens du terme) gens, agriculteurs probablement socialistes ou radicaux socialistes à la mode du sud ouest, qui acceptèrent de nous accueillir clandestinement (peut être contre dédommagement). Du fond de cette ruralité nous étions dissimulés et très vite réfugiés dans la grange ou le grenier dès qu’un bruit de moteur se faisait entendre. Les voisins étaient loin et nous vécûmes quelques mois ou plus dans ce havre en apparence paisible. Avant ou après cette période il y eût quelques autres mois de clandestinité à proximité d’Agen, pendant un hiver terrible où nous nous régalions dans l’obscurité ( la cachette) de rutabagas et de topinambours avec nos mains tristement gantées de morceaux de laine (la température n’atteignit que rarement, au plus haut, les moins cinq degrés selon ce que l’on me rapporta plus tard ). Pour autant Maman, avec qui j’étais enfin me rapporta que je ne fus jamais souffrant, bien heureusement car il était hors de question de sortir de notre repaire pour consulter. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien,en ce jour J, comme en tous les autres.

Les mois, les années passèrent, comme pour tous les peuples d’Europe, ceux qui portaient les bottes comme ceux qui les subissaient et résistaient. Le malheur n’était pas une idée neuve mais il se trouvait bien là. Les crimes des uns, le martyre des autres retiraient à ce continent des Lumières sa clarté et le plongeait dans l’obscurité du sadisme déchainé, des pulsions mortifères non seulement incontrôlées, mais plus encore orientées méthodiquement vers les cibles des lépreux que, de tous temps, les hommes (est-ce le bon substantif?) avait désignées. Mais dans ces malheurs généralisés la maman et le petit garçon survivaient, intranquilles, mais survivaient. Pourtant le ciel s’éclaircit petit à petit: des lettres du père arrivèrent, par je ne sais quel prodige, et nous summes qu’il était vivant, au Maroc; des victoires à l’est, des débarquements au sud et au nord annoncèrent la libération, des bombardements la préparèrent. Il fallut se terrer à nouveau mais cette fois ci l’espérance l’emportait sur l’angoisse. Les bombardements des alliés embrasèrent le ciel de Toulouse, ce que je vis de mon observatoire clandestin dans ma campagne salvatrice. La division SS Das Reich rodait et commettait des crimes indicibles dans notre région, ce que je ne sus que plus tard, les résistants traquaient, à leur tour, les troupes ennemies et les représailles suivaient. Mais la Libération était en marche, ce que je ressentais confusément. L’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien, en ce jour J, comme en tous les autres.

La suite fut tellement plus heureuse; certes le pays était en ruine, peut être moi aussi. Mais le temps de la reconstruction était enfin arrivé, pour tous, en dépit, ou mieux en raison des deuils innombrables et des souffrances indicibles de toute l’Europe et bien au delà. Pour moi le père était revenu, la famille nucléaire enfin reconstituée, la vie sans la peur quotidienne et dans la liberté nous offrait un présent et un futur. Je n’avais pas connu le sang, et peut être pas davantage les larmes, mais l’expérience des séparations incompréhensibles et de la privation de liberté m’avait marqué pour toujours. J’avais appris définitivement qu’il n’existe pas de bien plus précieux que cela, la liberté, les libertés, l’indépendance, l’autonomie, ne pas accepter de subir. Il me faudra des années, bien des années, pour comprendre qu’atteindre cette félicité imposait aussitôt un devoir: ne priver quiconque de ses libertés, ne jamais faire subir. Peut être mes choix professionnels furent-ils inspirés par cette évidence, cette urgente nécessité: je n’ai jamais compris que mes exercices de la médecine, de la psychiatrie, de la psychanalyse, de l’enseignement, de la recherche, de l’édition puissent avoir d’autre but que de conduire patients, étudiants, collègues, auteurs, sur les chemins de leurs libertés, personnelles et sociales. En cet automne de ma vie je ne mesure pas si je suis parvenu à atteindre cet objectif, mais je sais que je produis cet effort et que je continuerai, et jusqu’au dernier souffle. « Il faut imaginer Sisyphe heureux » nous rappelle Camus. La vie, malgré les absurdités souvent tragiques du destin, mérite d’être vécue. Plus encore il appartient à chacun de nous de mériter la vie, sa vie et de l’enrichir des sens que notre histoire nous a enseignés et qu’il nous appartient de défendre et de transmettre. je ne connais pas de plus noble tâche, au service du vivant.
Et c’est ainsi que je puis exprimer: « l’enfant d’alors, aujourd’hui homme mûr, n’oublie rien de ces douloureux souvenirs mais a voulu et veux et voudra vivre et transmettre son amour de la vie vécue et de la liberté libre ».