Un (mauvais) exemple de la dérive perverse de l’ultra libéralisme appliqué à l’homme neuro économique

Je ne résiste pas  au plaisir de partager avec mes lecteurs l’argument du prochain séminaire organisé par l’IRI, Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Pompidou, dirigé par Bernard Stiegler et Antoinette Rouvroy, sous le titre: Le régime de vérité numérique : de la gouvernementalité à l’état de droit algorithmique.

« La captation massive de données et leur traitement par des algorithmes, rendus possibles grâce aux technologies numériques, semblent aboutir à l’émergence de nouveaux types de savoirs, dont l’objectivité paraît absolue, sous prétexte qu’elle ne dépendrait d’aucune hypothèse, d’aucune évaluation ou d’aucun jugement humain, mais dériverait directement du calcul automatique effectué sur des données brutes enregistrées par des systèmes computationnels. Cependant, les profilages ainsi établis sur la base de corrélations statistiques, s’ils suspendent tout type d’intervention subjective, demeurent indisponibles et imperceptibles pour les individus, auxquels ils sont néanmoins appliqués. Ces mesures permettent en effet d’anticiper leurs conduites dans la mesure seulement où elles affectent leurs désirs et leurs volontés (et les détruisent dans leur singularité), en reconfigurant constamment et en temps réel leurs environnements physiques et informationnels.  Loin de produire un savoir à propos du monde social, que les sujets pourraient s’approprier, penser et questionner collectivement, cette « rationalité » algorithmique constitue donc un mode de gouvernement inédit, fondé sur un type de dogmatisation nouveau, qui prend de vitesse toute possibilité de critique, de discussion, ou de mise à l’épreuve, en s’imposant au nom du réalisme numérique. 
 
Cependant, le débat public entre pairs, à l’origine de toute discipline rationnelle, ne peut se penser indépendamment d’un milieu mnémotechnique, aujourd’hui numérique, à travers lequel seulement les individus peuvent s’adresser les uns aux autres au moyen d’un appareil symbolique et signifiant. Si les caractéristiques propres au numérique modifient en profondeur la transmission et l’élaboration des connaissances et imposent de redéfinir les conditions de la parité et de la certification, c’est en tant qu’elles constituent de nouvelles possibilités pour les savoirs, et non seulement des moyens de traiter computationnellement de l’information. L’automatisation et la vitesse du calcul, tout comme l’accès à une quantité massive de données et la puissance des algorithmes, qui sont de fait mis au service d’un comportementalisme numérique, contiennent donc, en droit, la promesse d’un nouveau régime de vérité. Mais, en désamorçant les situations d’incertitude, en court-circuitant le temps de la réflexivité, en neutralisant la nécessité d’interpréter et de décider, c’est justement le passage de cet état de fait à un état de droit que menace la gouvernementalité algorithmique. »

Chacun peut mesurer que l’arrivée des Big Data et de leur traitement algorithmique nous impose, nous inflige une « réalité » pseudo objective, inaccessible au commun des mortels, pire masquée, souterraine, non conscientisable et, in fine, un mode de gouvernance et obscur et puissant et mondialisé. Un monde où le désir est pressenti, voire crée par le système de traitement  de ces gigantesques, colossales et incommensurables  données analysées à la vitesse de la lumière.

J’appelle donc à une insurrection démocratique pour contrôler ces systèmes qui nous contrôlent, par une action sur les êtres humains qui mettent en place ces organisations monstrueuses, et par des positions, obligations et interdictions déterminées, par les législateurs de tous les pays pour revenir, très précisément à un état de droit. Notre liberté est à  ce prix.


 
 

4 réflexions au sujet de « Un (mauvais) exemple de la dérive perverse de l’ultra libéralisme appliqué à l’homme neuro économique »

  1. Parmi vos derniers billets, vous en avez consacré un au libéralisme et à ses dérives dans le domaine de la neurologie, et un second au « Big Data ». J’ai du mal à voir un hasard là-dedans. J’ai l’impression que vous êtes en passe, et en mesure, de définir les archétypes et les maladies de notre monde moderne. Et j’espère bien — à titre personnel — que tout cela va finir par faire un livre, au fur et à mesure de vos recherches, puisque nous aurons besoin de ce livre.
    Vous parlez d’une insurrection démocratique nécessaire, et je souscris à votre volonté de ne pas laisser les choses ainsi. Mais j’ai personnellement du mal à être serein ou confiant lorsque je vois l’ampleur des phénomènes en cours, la passivité et parfois même l’engouement des pouvoirs publics pour les phénomènes que vous décrivez. Faut-il le rappeler, le gouvernement français a consacré une partie des « emprunts d’avenir » aux Big Data (http://www.entreprises.gouv.fr/files/files/aap/cloud-computing/cp588-aap-big-data.pdf). S’il existe une insurrection en cours, qui mérite notre attention, il faudrait aller voir du côté de San Francisco. Depuis plus d’un an, beaucoup de travailleurs bloquent chaque jour les bus qui embarquent les ingénieurs de Google, Facebook, Apple ou Twitter, pour les emmener dans des endroits isolés où ils vivent sous — comme au sein du GooglePlex. Très peu d’échos de cette lutte en France, elle occupe pourtant des pages entières de grands quotidiens américains. Les « insurgés » de San Francisco reprochent aux cadres/ingénieurs des grandes compagnies technologiques de la Silicon Valley de vivre dans un entre soi, un espace confiné, qui les rend totalement indifférents au monde extérieur. Ils ne se rendent pas compte, par exemple, que leurs rémunérations d’ingénieurs a provoqué une augmentation délirante des prix de l’immobilier à San Francisco, forçant la classe moyenne – a fortiori les plus pauvres – à quitter la ville. Un nouveau nom est apparu : « techie ». À l’origine, « techie » désignait quelqu’un de doué en informatique, mais renfermé sur soi. Aujourd’hui, à la suite des événements de San Francisco, « techie » a pris une connotation négative, le terme désigne un programmeur totalement insensible à son environnement humain et social. Et comment pourrait-il en autrement ? Les grandes firmes de la Silicon Valley mettent tout en œuvre pour favorisent l’isolement. Tout est « facile, amusant », dans ce monde-là, et c’est bien le plus important.
    Vous parlez d’insurrection pour « contrôler les systèmes qui nous contrôlent », mais ces systèmes sont « codés », pensés, par des humains. Voilà pourquoi il est nécessaire de parler des « techies ». On ne peut comprendre la maladie du monde moderne, dont les errements du « Big data » ou des neurosciences sont des manifestations, sans s’intéresser au profil de ceux qui le modèlent. Les « techies » sont jeunes, libertariens ou libéraux, vivent dans des isolats. Ils pensent avoir une « mission », au sens religieux du terme, remplir un devoir messianique (vous employez de votre côté le terme de « théocratie » dans votre texte sur le libéralisme).
    Surtout, fait majeur, ils confondent sans cesse « information » et « connaissance ». Vous l’avez bien souligné, les dérives actuelles des neurosciences sont issues d’un « bricolage pavlovien » — selon vos propres termes — qui est une imposture, puisque l’on confond la psyché (le soi, et donc la connaissance, de soi, des autres) au réseau neuronal (véhicule de l’information).
    Je ne saurais aller plus loin — et c’est certainement à vous de reprendre à ce moment-là — puisque je ne manipule pas assez bien certains concepts qui sont pour vous familiers. Mais je reste convaincu que l’erreur fondamentale et fatale, qui entraîne toutes les autres, se situe au niveau de cette confusion entre ces deux termes : l’information et la connaissance. Des notions majeures comme la « connaissance », la « conscience », le « savoir » se ratatinent face à l’emprise de l’information dont on nous remplit/qui nous remplit.

    1. Merci et excusez moi du délai pour cette brève réponse. Brève car vous avez enrichi, très significativement, mon texte et que je me trouve en parfait accord avec vos positions documentées. Les hommes sont ainsi construits qu’ils doivent commencer à souffrir pour entrer en résistance, ce a qui commencé dans la Silicon Valley. Le progrès humain serait de rebeller dès que d’autres pâtissent. C’est sans doute notre devoir de citoyens (du monde) que d’initier et de construire ces mouvements.

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