Relisant ces jours ci « La promesse de l’aube » le si merveilleux roman autobiographique de Roman Kacew, alias Gary, j’ai retrouvé le passage suivant qui irritera les psychanalystes orthodoxes et amusera tous les autres. Je ne résiste pas, en ce premier jour de la nouvelle année, au plaisir de l’offrir à mes chers lecteurs.
« ….Le moment est peut-être venu de m’expliquer sur un point délicat, au risque de choquer et de décevoir quelques-uns de mes lecteurs et de passer pour un fils dénaturé auprès des tenants des écoles psychanalytiques en vogue: je n’ai jamais eu, pour ma mère, de penchant incestueux. Je sais que ce refus de regarder les choses en face fera immédiatement sourire les avertis et que nul ne peut se porter garant de son subconscient. Je m’empresse d’ajouter que même le béotien que je suis s’incline, respectueusement, devant le complexe d’Oedipe, dont la découverte et l’illustration honorent l’Occident et constituent certainement, avec le pétrole du Sahara, une des exploitations les plus fécondes des richesses naturelles de notre sous-sol. Je dirai plus: conscient de mes origines quelque peu asiatiques, et pour me montrer digne de la communauté occidentale évoluée qui m’avait si générale creusement accueilli, je me suis fréquemment efforcé d’évoquer l’image de ma mère sous un angle libidineux, afin de libérer mon complexe, dont je ne me permettais pas de douter, l’exposer à la pleine lumière culturelle et, d’une manière générale, prouver que je n’avais pas froid aux yeux et que lorsqu’il s’agissait de tenir son rang parmi nos éclaireurs spirituels, la civilisation atlantique pouvait compter sur moi jusqu’au bout.. ce fut sans succès. Et pourtant, je compte surement, du coté de mes ancêtres tartares, des hommes de selle rapides, qui n’ont du trembler, si leur réputation est justifiée, ni devant le viol, ni devant l’inceste, ni devant aucun autre de nos illustres tabous. Là encore, sans vouloir me chercher des excuses, je crois cependant pouvoir m’expliquer. S’il est vrai que je ne suis jamais parvenu à désirer physiquement ma mère, ce ne fut pas tellement en raison de ce lien de sang qui nous unissait, mais plutôt parce qu’elle était une personne déjà âgée, et que, chez moi, l’acte sexuel a toujours été lié à une certaine condition de jeunesse et de fraicheur physique.. Mon sang oriental m’a même toujours rendu, je l’avoue, particulièrement sensible à la tendresse de l’âge et, avec le passage des années, ce penchant, je regrette de le dire, n’a fait que s’accentuer en moi, règle presque générale, me dit-on, chez les Satrapes de l’Asie. Je ne crois donc avoir éprouvé à l’égard de ma mère, que je n’ai jamais vraiment connue jeune, que des sentiments platoniques et affectueux. Pas plus bête qu’un autre, je sais qu’une telle affirmation de manquera pas d’être interprétée comme il se doit, c’est à dire, à l’envers, par ces frétillants parasites suceurs de l’âme que sont les trois quarts de nos psychothérapeutes actuellement en plongée. Ils m’ont bien expliqué, ces subtils, que si, par exemple, vous recherchez trop les femmes, c’est que vous êtes, en réalité, un homosexuel en fuite; si le contact intime du corps masculin vous repousse,_ avouerai-je que c’est mon cas?_ c’est que vous êtes un tout petit peu amateur sur les bords. (….)La psychanalyse prend aujourd’hui, comme toutes nos idées, une forme aberrante totalitaire; elle cherche à nous enfermer dans le carcan de ses propres perversions. Elle a occupé le terrain laissé libre par les superstitions, se voile habilement dans un jargon de sémantique qui fabrique ses propres éléments d’analyse…. »
Ce roman publié en 1960 dit bien les controverses de l’époque et, peut-être, les contradictions de son auteur. Mais les pensées paradoxales nous enrichissent toujours. En cette matière, comme dans toutes les autres, refusons « la servitude volontaire » à la pensée dominante.
cher Henri,
Tout d’abord tous mes voeux (de santé d’abord) pour vous-même et ceux qui vous sont chers. Quelle bonne feuille de Romain Gary vous nous donnez là à lire ! Outre le fait que, comme Arthur Koestler, il pense que l’ashkénaze qu’il était, descendait des Khazars (« ancêtres tartares, des hommes de selle rapides » »steppe d’Asie »), il nous met une évidence sous le nez qui, toutefois, est une défense psychique des plus magistrale ! En effet l’Oedipe -et son « complexe »- datent d’une époque où nos mères étaient de jeunes et belles femmes… que pères et amants désiraient car ils les trouvaient fort sensuelles ! La proximité, quasi incestuelle, de Gary avec sa mère, durant bien au-delà de « l’Oedipe », lui a simplement fait refouler ses émois sensuels de petit garçon ….bien oedipien… en l’imaginant « vieille » quand il était, lui, enfant… On se défend comme on peut, chacun d’entre nous si proche de nos mères, devant le royaume « faustien » des mères…. Proust en savait quelque chose…et Freud avec lui…
Mes amitiés
Gérard
Bien entendu en plein accord avec vous. Les hommes ne guérissent jamais de la nostalgie de l’amour maternel, reçu et donné. Je retrouve, par exemple, dans Correspondance 1873-1939, cette lettre écrite par Freud, en 1931, au maire de sa commune natale, Pribor (Freiberg): « J’ai quitté Freiberg à l’âge de trois ans…il n’est pas facile à quelqu’un qui a maintenant soixante-quinze ans de se reporter à ces temps lointain si riches en événements, mais dont quelques fragments seuls émergent dans son souvenir; il est cependant une chose dont je puis être certain: c’est que profondément enfoui en moi, survit encore l’heureux enfant de Freiberg, premier-né d’une jeune mère… ». Et le grand Stéphane Hessel de confier: » Tout ce que j’ai fait dans ma vie, c’est pour étonner ma mère », qui n’était autre que le personnage inoubliable interprété par Jeanne Moreau dans « Jules et Jim ».
Et j’ajoute ceci, toujours de Freud, dans son interprétation allégorique du thème des trois coffrets: « On pourrait dire que ce sont les trois relations inévitables de l’homme à la femme qui sont ici représentées: la génitrice, la compagne et la destructrice. Ou bien les trois formes par lesquelles passe pour lui l’image de la mère au cours de sa vie: la mère elle même, l’amante qu’il choisit à l’image de la première (ou « contre » cette image); et pour terminer, la terre mère qui l’accueille à nouveau en son sein. Mais c’est en vain que le vieil homme cherche à ressaisir l’amour de la femme, tel qu’il l’a reçu d’abord de la mère; c’est seulement la troisième des femmes du destin, la silencieuse déesse de la mort, qui le prendra dans ses bras ».
Et cet autre extrait de LA PROMESSE DE L’AUBE qui illustre et valide vos propos et commentaires : Dénégations, paradoxes si attendrissants ici.
Merveilleux Romain Gary !
Voici donc cet extrait :
« Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ca vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte la-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’Amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est ensuite obligé de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus. Jamais plus. Jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’Amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passés à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous les côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l’aube, une étude très serrée de l’Amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. »
Splendide! A l’attention des cognitivistes intégristes et des amis des « thèses » de Michel Onfray: la vie psychique ne se réduit pas à des molécules ou à des connections synaptiques qui peuvent simplement l’illustrer ou la décrire approximativement.